Sauver Anna[1]
« Tu m’as sauvé la vie » qu’elle me dit. Elle m’attribue des superpouvoirs, comme si ma présence lui avait apporté une lumière ou des réponses à sa souffrance. J’en suis à cinq. Cinq personnes qui croient que sans notre rencontre elles se seraient enlevées la vie. Tous et toutes dans la jeunesse, un peu plus de jeunes femmes que de garçons. Chaque témoignage m’ébranle profondément parce que chaque vie est importante. Mais est-ce qu’on peut vraiment sauver la vie de quelqu’un par sa présence ? Je crois que non. Chaque personne se sauve elle-même et peut attribuer du sens après son « retour à la vie ». Une personne est sauvée quand elle croit qu’elle peut l’être. On a tous besoin de sens, possiblement maintenant plus que jamais. Voici donc une série de petits billets de ma part pour tenter d’éclairer ce passage de la noirceur vers la lumière, le thème principal de ce blogue. J’écris avec la permission de mon ancienne étudiante, parce que son cas a été le plus difficile et je crois que c’est le plus éclairant. Anna était une de mes étudiantes, une fille plutôt discrète. Au départ elle se démarque peu des autres. Des vêtements amples pour cacher un corps que l’on devine en surpoids (ce qui suggère une honte du corps), une difficulté à soutenir le regard (ce qui suggère des défis de santé mentale) et des comportements un peu imprévisibles. Elle était difficile en classe parce que les thèmes du viol et du féminisme l’ont fait réagir au point où elle est sortie de la classe à quelques reprises. « So be it ma grande », mais j’ai assuré un suivi. Je suis allé vers elle, j’ai clarifié des propos plusieurs fois. Ensuite elle s’est mise à m’écrire de manière anonyme sur l’adresse de mon blogue. Tout d’abord avec une grande colère accusatrice. Ensuite avec une dose de désespoir. Toujours avec une sorte de confusion et des pulsions d’autodestruction. Je l’ai lu, j’ai répondu avec patience et constance et un jour elle s’est dévoilée et m’a raconté son histoire. Encore aujourd’hui, elle me place encore « au-dessus » d’elle, comme si j’étais supérieur. Cette tendance nourrit sa honte et lui permet de se rabaisser. C’est une manière de rester dans le rôle de victime. Sans surprise, elle avait besoin d’une figure paternelle : « le père symbolique » qui lui, dans mon cas, est souvent incarné par le professeur. Le bout qui dépasse mon engagement professionnel est celui du suivi potentiellement thérapeutique et surtout le risque que l’étudiante fusionne avec le père de remplacement. Elle avait donc un bon suivi ailleurs et j’ai tout simplement joué le rôle de phare dans sa nuit. J’ai bien souffert et porte quelques blessures, mais rien comme les siennes. Les étudiants croient parfois que je porte des bribes de sagesse (si c’est le cas, elles sont toutes empruntées à des géants du passé). Je retourne donc Anna 100 fois plutôt qu’une à sa blessure, à sa responsabilité de s’occuper d’elle-même en soulignant que chaque histoire est unique, mais que les mécanismes psychologiques et la nature humaine sont des constantes. Est-ce que j'ai outrepassé mon rôle de professeur ? "You can bet your ass" et ceci vient avec des risques : celui de laisser tomber quelqu'un, de guider la personne vers le pire, celui d'endommager sa propre famille et certainement celui de gâcher sa carrière. L'étudiante peut tomber amoureuse ou faire une fixation. Mais Anna était changeante, avec des émotions inégales, mais son histoire restait la même. Elle m'inspirait confiance par chaque répétition. Au bout de la route j'ai fait le choix d'écouter son histoire jusqu'à son aboutissement. Une histoire de blessures, de viols, de naïveté, de culpabilité, d’abus de confiance et de troubles de santé mentale. Comme bien des victimes, elle se croyait entièrement responsable des agressions qu’elle a vécues. Elle était au bout de la route, au fond de son trou et elle envisageait retourner toute la violence du monde extérieur contre elle-même. Autrement dit le suicide ou des comportements suicidaires. Qu’est-ce qui s’est passé entre nous ? Qu’est-ce qui détourna Anna du suicide ? J’ai quelques pistes et pas de réponses définitives. Les deux « S » : soutien et sens. C’est à la lecture des écrits de Cyrulnik, le psychologue qui popularisa le concept de résilience, que j’ai trouvé une explication de ma relation à Anna. Notre relation offre « soutien et sens, les deux mots clefs de la résilience sont en marche »[2]. Inconsciemment, l’écoute active, la patience et la répétition des récits autour des blessures ont donné la permission à Anna d’exister dans les imperfections. Le point de départ a donc été l’acceptation des blessures et de la faiblesse. Le soutien est venu après, dans le contact, dans nos différences et dans notre mépris commun du rôle de victime. Des années plus tard, Anna a perdu un poids important, elle a été capable de prendre en charge sa vie et de confronter son passé. Sans aucune garantie de succès, elle réapprend à vivre un peu plus chaque jour. Récemment elle écrivait qu’être forte n’a rien avoir avec le fait de gagner sur le monde extérieur, mais plutôt de mener tout d’abord une bataille à l’intérieur de soi. Et elle m’a fait la révélation la plus troublante : elle estime que sa guérison est passée par le fait de la laisser mourir. Je vais revenir sur cette question sous peu. [1] Ceci est un nom fictif pour protéger ma connaissance, son vrai nom est Frédérique. Ok, ceci est une blague douteuse. [2] CYRULNIK, Boris, Mourir de dire; la honte, Odile Jacob, 2012 [2010], 261 pages.
4 Commentaires
Mélanie Dionne
9/8/2020 07:31:58 pm
Effectivement on nous attribue parfois un super pouvoir, mais je pense que nous étions seulement là au bon moment (une situation similaire m'est arrivée dernièrement) et l'écoute active ainsi que le non jugement jouent un grand rôle dans c'est long moment de noirceur! Et je peux comprendre ce sentiment de mettre une personne au-dessus de tout parce qu'il a "sauver une vie" à un certain moment de notre vie où l'ont croyais que tout s'écroulait, mais cette personne était là pour nous sortir la tête de l'eau, nous faire réfléchir, nous retourner le miroir en face...! Merci de nous partager ces bouts de vie! Moi en tous les cas, ça me fait du bien!
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Pierre-Philippe
9/15/2020 07:28:51 am
Merci à toi! C'est également un réflexe de honte typique à la victime d'élever l'entourage et surtout la personne qui écoute le malheur. On confirme le statut de chacun, la situation reste pratiquement statique et on se met un pied dans des rôles prescrits. "Je te sauve" puis "Tu es une victime" ensuite c'est "pauvre toi" et "bravo à moi". Tout le monde gagne pour un temps. Mais le but n'est-il pas d'en arriver à une relation mature? Bref, merci de tes commentaires.
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Daniel Marquis
9/9/2020 03:24:58 am
C’est fréquent et précieux...un enseignant que le hasard de la vie place sur notre chemin et fait une différence.
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Pierre-Philippe
9/15/2020 07:25:57 am
Merci! Parfois c'est tout simplement le privilège d'être la bonne personne au bon endroit et au bon moment. Dans mon ancienne vie (avant la pandémie) tout était plus simple à cet égard...
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
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