Partie – I : La contribution silencieuse de mon père « Être libre c’est l’œuvre d’une vie » Je tente présentement de sortir de ma pire période depuis 10 ans. J’assume. Mes étudiants le savent, mon employeur le sait et je tente d’en tirer le meilleur. Je fais quelques constats sur la souffrance. La souffrance est une prison qui ferme l’esprit et qui incite aux mauvais raisonnements. Dans mon cas, du fond d’une blessure émergent toutes les anciennes. J’adopte alors une « vision en tunnel » qui n’autorise à voir que la noirceur. Et quand nos yeux s’ajustent à la noirceur, difficile de voir la lumière de l’autre côté. On ne perçoit que la tempête. Dans toutes les directions. Chaque blessure passée, chaque erreur devient comme un point marquant. Et les points s’additionnent pour finalement former une ligne de douleur. La blessure la plus récente devient donc un point inévitable de rencontre de tous nos échecs, comme une conclusion inévitable. Dans mon cas, la ligne tourne sur elle-même et pousse vers l’autodestruction et l’obscurité. Mais qu’est-ce qui fait que l’on manifeste de la résilience ou de la force à travers la tempête? Parfois c’est tout simplement que l’on oublie à quel point nous sommes capables ou « badass » dans une situation difficile. C’est parfois nos anciens combats, mais c’est parfois l’exemple des autres. En ce sens je suis privilégié parce que je suis le descendant d’une famille très passionnée avec deux parents plus grands que nature. J’ai le sentiment fort que le mélange de force et de liberté de mes parents offre une voie unique. Mon père était un professeur de biologie très sévère. Il était presque toujours stoïque et était impossible à impressionner. Il admirait ses meilleurs élèves, les gens les plus forts et il aimait bien me rappeler que j’avais du chemin à faire pour réussir. Mon souvenir est que les compliments étaient rares et qu’il était si grand et si fort qu’il était pratiquement impossible que je vive ailleurs dans son ombre. Je garde la perception qu’il me trouvait souvent faible et simple. Voici donc une liste d’événements qui sont autant de manifestations de la force manifestée autour de mon père dans des situations difficiles[1]. La fois ou mon père a fait désarmer les policiers en visite dans l’école. C’était une autre époque. Mon père est professeur au secondaire. Il considère que l’institution est trop importante pour que l’on circule dedans avec des armes à feu. L’écoute autour de vous est moins bonne, c’est de l’irrespect pour la mission de l’école etc. Mon père a reconduit deux policiers jusqu’aux autopatrouilles et a fait en sorte que les armes de service sont demeurées verrouillées dans les véhicules. Les policiers sont éberlués, mais saisis par le respect et la conviction de mon père. Et cette réplique légendaire de mon père. Un policier demande « Est-ce que c’est une directive de l’école ? » « L’école c’est moi. » Balls of steel La fois où mon père creuse la tombe de son frère. À bras, comme dans le temps! Un de ses frères était complètement fou et violent (un mélange d’épilepsie et de santé mentale incompréhensible dans le temps). Son frère le battait violemment et l’a même torturé physiquement. Les deux hommes ne se parlaient plus depuis plus de 20 ans. Le jour de la mise en terre, les gars de la ville se sont trompés dans le calendrier et mon père était seul devant l’emplacement au cimetière. Par une journée de pluie battante, mon père a pris une pelle et a creusé entièrement une tombe pour le cercueil de son frère. Son dernier repas Mon père est détruit par un cancer et il traverse tout ça à la maison. Il est maigrichon et ressemble à un prisonnier de camp de concentration. Il a une sonde pour l’urine et ne peut plus aller aux toilettes seul. Il s’éteint et meurt un peu plus chaque jour. Ma mère et moi veillons sur lui. Quelques heures avant sa mort, à la maison, nous servons ce qui allait être son dernier repas. Avec des plaies ouvertes, une sonde, une tonne de douleur et à pratiquement aucune force : il a refusé mon aide pour se rendre jusqu’à la table. Il a marché tout un couloir avec dignité et s’est proprement assis pour son dernier repas en face de moi. BADASS Pire : pendant le repas il constate que « Tout goûte très mauvais, tous les goûts sont similaires » Nous faisons le constat ensemble que c’est parce qu’il perd le goût parce que ses sens s’arrêtent peu à peu et qu’il va mourir bientôt. Il est d’accord, c’est un prof de biologie. Dans l’heure suivante, il s’étendra par terre avec moi jusqu’à ce que la souffrance soit trop grande et que l’ambulance soit nécessaire. Je console un ambulancier. Mon père est pratiquement mort dans mes bras au bout d’un horrible cancer. Nous étions à la maison. Je l’ai accompagné dans l’ambulance jusqu’au bout avec des ambulanciers de ma ville natale. Mon père avait été un professeur marquant pour les deux ambulanciers. Son corps froid est sorti de l’ambulance et j’ai refusé qu’il soit réanimé. J’ai signé sa mort définitive. J’ai touché son front encore gluant d’une sueur froide. J’étais brisé en morceaux. Je suis demeuré solide pour lui rendre hommage, c’est ce qu’il aurait voulu. Un des ambulanciers, un grand et solide gaillard, est venu me voir parce qu’il perdait ses moyens. Il était complètement déconfit et en larmes. « Cet homme-là c’était mon professeur » dit-il avec amour et j’ai serré le grand type dans mes bras. Après l’avoir consolé je l’ai regardé « Cet homme-là, c’était mon père » je l’ai laissé se reprendre. « Tu vas sortir de l’hôpital, tu vas croiser ma mère en panique, tu ne lui dis rien et tu me l’envoies. Tu peux rester fort et faire de ton mieux pour les autres malades. » Il m’a serré l’épaule de sa grande main et hochait de la tête comme un enfant. Le meilleur élève de mon père Après avoir adressé une demande spéciale. J’ai le privilège de rencontrer un des meilleurs médecins spécialistes du Québec pour mon dos qui me tue littéralement. Il accepte ma demande unique parce qu’il connaissait mon père. Le jour de la rencontre, mon père est mort depuis des années, mais le docteur avait été un de ses meilleurs étudiants. La rencontre est déjà poétique à souhait. SI je suis entièrement honnête, je suis un peu jaloux parce que mon père parlait souvent de cet homme qui était si parfait à ses yeux. Il est stoïque et dégage quelque chose de la froideur de mon père. Le docteur m’apprend des nouvelles difficiles, c’est à contrecœur qu’il critique sa profession et les interventions sur le dos. « Je préfère ne pas t’opérer et que tu apprennes à vivre toute ta vie avec ce mal. Tu devras t’entraîner presque tous les jours et parfois tu seras comme un homme de 85 ans et ce sera très souvent de la torture physique et mentale. » Je suis tout petit. « J’ai connu ton père, je sais que tu peux prendre ce taureau par les cornes. Tu as le même feu dans ta poitrine et j’ai lu que certains patients sont capables de devenir très forts. » Avant de me laisser, il me garde quelques minutes de plus. Il me demande de rester. « J’étais pauvre quand j’étais jeune, on n’avait presque rien, peu de livres à la maison, pas de culture et j’allais finir ou je suis né. Ton père m’a fait passer plein de tests au secondaire. Il m’a dit que j’étais son élève le plus brillant. Il m’apportait des lunchs pour le dîner. Il m’a donné des leçons privées le soir et a fait venir mes premiers livres de médecines à la bibliothèque de l’école. Il a fait toute la différence. » Et ensuite il m’a scié « J’ai toujours été un peu jaloux, il parlait toujours de toi tu sais pour dire comment tu étais fort. Si on a survécu au village et que tu peux battre cette chose, tu pourras faire n’importe quoi. Peut-être que tu pourrais enseigner aux autres.» [1] Cet « article » est inspiré de l’exercice du Cookie Jar proposé par David Goggins dans le livre « Can’t hurt me » une source d’inspiration intarissable. GOGGINS, David, Can’t hurt me, Lion crest publishing, 2018, 363 pages.
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Juin 2024
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