Invariablement, la fête des Pères me fait penser au mien et à son dernier repas. Quelque 20 ans après sa mort, je suis à l’aise d’écrire sur ce moment entre nous.
À la table Ce silence interminable entre lui et moi : il était assis en face de moi, me toisant avec son regard bleu et terrible. J’arrivais à le soutenir et à lui montrer que rien ne me faisait peur. Et pourtant, la mort nous rampait dessus et il me tenait en ce lieu pour voir de quoi j’étais fait. Le moment s’éternisait et dans quelques minutes, il serait mort. Il en était très conscient. Jusqu’à la fin, il voulait mesurer l’homme que j’allais devenir. Il brisa enfin le silence pour me faire une confidence. Son dernier secret serait la première phrase que je prononcerais à mon fils bien des années plus tard. Il se dénoua la gorge avec difficulté : « Je t’ai raconté le plus beau jour de ma vie? » *** Rémy Lefebvre En santé, il était fort, grand, érudit, homme ténébreux qui était amoureux de la nature, des lettres, de la biologie, l’écologie, le français et les maths. Il pouvait enseigner tout ça. Il maîtrisait également de longues locutions latines qu’il me murmurait parfois en me regardant. Mon père était une tempête. On aurait dit un animal pris dans le corps d'un homme. Il s’isolait parfois des semaines entières dans la nature, loin de nous, loin de tout, pour se retrouver, lui. Il dégageait parfois une telle colère qu’on l’aurait cru totalement sauvage sur le point de perdre ses facultés. Il vivait mal en société. Père détestait les gens faux, les salamalecs, était inconfortable en groupe, avait des accès de colère et pouvait être très blessant. Il était également connu pour ses engagements, sa culture, son amour des gens intelligents, honnêtes et son mépris sans borne pour d'autres. Je me sentais en sécurité avec lui, il semblait plus fort et terrible que tout. N’empêche qu’il me trouvait toujours faible et que je gardais l’impression permanente d’échouer un examen. D’être un peu comme une déception. Mon père était la mesure de tous les hommes dans mes yeux d’enfant. Dans les dernières années, il s’autodétruisait devant nous avec de l’alcool et de mauvaises habitudes. Son corps était usé plus qu’à son tour. Je ne crois pas qu’il connut souvent la paix. Sans doute parfois avec ma mère, certainement loin de tout dans la nature et assurément lors de cette journée à laquelle il référait de manière cryptique comme étant « le plus beau jour de ma vie ». Pendant sa dernière heure, il avait demandé son repas préféré. De manière soudaine ses plaies s’étaient ouvertes et il saignait des jambes, du torse et puait la mort. Son visage était décoloré et ses traits tirés puisqu’il avait perdu ce qui me semble être 50 kilos. Il urinait quotidiennement beaucoup de sang, son dos était brisé et une de ses jambes presque inutilisable. Je me souviendrais toujours de sa force. Je l’ai bien aidé à faire une distance en le soutenant. À quelques pas de la table, il m’a demandé de le laisser aller : « Tu ne vas pas faire mes derniers pas », puis, mourant, il est allé prendre place pour le repas. Nous avons soupé l’un en face de l’autre, avec peu de mots et son regard se posait parfois sur moi comme pour me demander : « Es-tu prêt? » À un moment du repas, il recracha son breuvage avec dégoût. « Tout goûte pareil », fit-il en soupirant. Il me regarda en silence, dans l’attente. « Tu perds le goût ». Il acquiesça simplement. « Tout goûte la bile mon fils ». Il était stoïque. « Tu es en train de mourir, c’est pour ça que tes sens partent et que tes plaies sont ouvertes ». Il semblait alors très heureux. « Tu es bien éduqué, ça ira pour toi » Le long silence, le regard d’acier. « Je t’ai raconté le plus beau jour de ma vie?» - Jamais vraiment. - C’est le jour où tu es venu au monde, tout le reste a goûté la bile en comparaison. » Quelques minutes plus tard, il allait mourir dans mes bras. Je comprends qu’il avait attendu jusqu’au dernier instant par peur que de célébrer notre lien me rende faible. Je comprends le modèle. Partager ses derniers pas a été un privilège. *** Je garde de forts souvenirs de cet homme qu’était mon père. Dans sa grandeur et sa colère. Des années plus tard, je me suis dit que j’allais partir du même endroit avec mon fils. Il sait que le jour de sa naissance est le plus beau jour de ma vie.
0 Commentaires
|
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
|