Les médailles de participation : un mal ou un bien ? J’ai eu le privilège de donner une conférence s’intitulant « Le rapport au corps à travers l’évolution des sociétés » dans une soirée aux bénéfices d’Arrimage Estrie. Dans un format d’une heure, j’ai souvent de grandes difficultés de faire toutes les nuances nécessaires. Ma position personnelle et ma référence à des études psychologiques sur l’effet des médailles de participation à soulever quelques questions et j’ai manqué de temps. En plus j’ai fait une erreur… Oui, une erreur! En repassant sur mes notes, j'ai décidé de corriger le tir et de développer la question. Je me reprends dans le billet actuel.
Peut-on dire que c’est aussi catastrophique que ce que suggère Simon Sinek dans son entrevue largement médiatisée sur « les milléniaux dans le milieu de travail » (presque 10 millions de vues) en ligne ici : www.youtube.com/watch?v=hER0Qp6QJNU Simon Sinek touche plusieurs bons points (surtout sur la dépendance aux nouvelles technologies), mais il tourne les coins ronds sur les médailles de participation. Il fait également beaucoup de généralisations sur les milléniaux, qui sont une génération que j’aime de tout cœur et sur laquelle je fonde de grands espoirs. J’ai effectivement des réserves sur toutes les formes de récompenses de participation. Mais en fait, je m’en fiche des médailles parce que ce n’est pas important. Pour un sociologue, les médailles de participation sont un peu comme le chocolat pour une nutritionniste. Ce n’est ni bon ni mauvais, mais ça peut l’être parfois. Dans un environnement hypercalorique, la nutritionniste qui tourne un coin rond dira sans doute « c’est mauvais pour la santé le chocolat, les études le prouvent ». C’est possiblement un bon conseil dans un monde qui abonde en sucre, mais ce n'est pas objectivement mauvais. C’est exactement ce que j’ai affirmé au sujet des médailles de participation. Dans mon empressement de critiquer la culture actuelle, je n’ai pas pris le temps de nuancer mon affirmation. Mon problème n’est pas celui des trophées de participation. Le problème est plutôt la culture de survalorisation des enfants. Je suis professeur et je crois sincèrement qu’il est maintenant difficile de faire de la rétroaction négative à la nouvelle génération. Disons que la culture ambiante du narcissisme, l'arrivée des enfants-rois, la présence des parents hélicoptères ainsi que la réduction de l’éducation à l’état de marchandise sont une combinaison qui produit parfois des individus survalorisés et confus. La valorisation de l’ego est comme une calorie sucrée. Cette dernière est nécessaire pour les gens qui sont mal nourris (les gens défavorisés, blessés ou avec des conditions difficiles) ou peut être une gâterie de temps à autre. Dans mon travail, je rencontre peu de jeunes qui souffrent d'être trop humbles. Ce que je trouve dommageable présentement, c’est que les récompenses de participations sont souvent données sans les contextualiser. Les médailles sont souvent vides de sens. En éducation, les interventions doivent avoir un sens. Ça dépend [1] Je vais tenter de répondre à la question « Devrait-on donner des médailles seulement aux gagnants ou également à tous les participants et participantes? » Je crois que la meilleure réponse est « ça dépend ». Ça dépend beaucoup du contexte culturel dans lequel on donne la récompense. L’idéal est d’envoyer un message clair aux enfants. Sans faire des mensonges pour éviter de pousser le développement des enfants. Il faut éviter les : « Toutes les performances se valent » (variation de « toutes les opinions sont bonnes » ou du damné « toutes réponses sont bonnes en éducation »). Il faut apprendre à expliquer ceci aux jeunes :
Le faux dilemme Les premiers devraient définitivement être récompensés. Ceci donne du sens à l’activité, préserve l’idéal du sport, récompense le défi accompli et est une forme de remerciement (une récompense symbolique). Ils doivent apprendre l'humilité et développer la capacité d'apprécier la victoire comme une récompense en soi. On veut pousser les adultes de demain vers le développement de la motivation intrinsèque (qui vient de l’intérieur) et non extrinsèque (qui vient d’un agent extérieur comme une récompense). Est-ce qu’on doit pour autant tomber dans une logique du « Winner takes all » et ne rien donner aux autres? On sombre ici dans la compétition la plus primaire. Le système scolaire d’antan était construit ainsi. Il faut faire mieux pour notre jeunesse. Doit-on alors récompenser tout le monde à chaque activité avec un soupçon de compétition ? Doit-on enlever les podiums et récompenser uniformément tout le monde? On sombre alors dans une forme bête de coopération à tout prix. Il y a autre chose que deux choix, pour moi cette question est au faux dilemme. Il faut trouver un équilibre entre le fait de tout donner aux gagnants et donner systématiquement des médailles de participation. L’amélioration devrait être récompensée. La lutte devant l’obstacle devrait être récompensée. L’esprit sportif doit être récompensé. L’analogie de la course Un des malaises des activités sportives est que l’échec est public ce qui est une rareté dans le système scolaire[2]. Je comprends qu’il faut donc traiter ce genre d’activité avec sensibilité. Un élève peu en forme, timide, qui affronte ses peurs et termine avec peine une première course pour finir dernier a possiblement fait beaucoup plus d’efforts qu’un premier qui est habitué aux victoires. Lui apprendre la beauté dans la lutte, lui remettre un trophée et tenter de graver dans cette personne la leçon suivante : « Tu es capable de lutter, de te battre et de découvrir tout ce dont tu es capable : félicitations! » C’est magique. C’est une des raisons qui fait en sorte que je suis un enseignant. Peut-être que cette marque sera la première d’une longue route. La beauté de la lutte et du défi. C’est incroyable. Je le vis chaque année avec des élèves. Mais est-ce que cet élève est aussi bon ou performant que les premiers devant les critères de la course? Non. Il y a des critères et des standards. Je suis enseignant et je reconnais que de passer de 20% à 50% est un plus grand pas que de voir baisser sa note de 80% à 70%. Cependant, la note de 60% est la note de passage. Je veux souligner avec la plus grande sensibilité l’amélioration de mon élève qui a fait de grands pas, je peux le recommander pour une bourse, mais je ne veux pas lui décerner un diplôme. Désolé, ici et maintenant ce n’est pas possible, c’est non. Encore quelques efforts de plus et le passage de 50% à 65% devrait être une possibilité réelle pour quelqu’un qui a relevé autant de défis. Il y a des standards et des critères pour la course et une échelle de performance pour l’école. Il faut présenter l’échec avec fermeté et bienveillance. Souligner l’accomplissement du potentiel dans l’échec. Autrement dit : Pour t’apprécier, tu devrais te comparer à toi-même et aux défis que tu as relevés. L’idée est de réussir à sa mesure, de se comparer à ce qu’on était hier. Pour rester humble et éviter que ta progression te monte à la tête, tu devrais regarder l’excellence dans un domaine et te dire que c’est humainement atteignable. L’erreur serait d’uniquement te comparer aux meilleurs du monde. L’erreur serait de gonfler superficiellement ton ego avec une fausse récompense. Pas plus qu’un enfant n’est un virtuose du piano après sa première gamme. Ni un grand peintre après un dessin ou un premier ministre après une seule prise de parole. La théorie de Malcolm Gladwell est qu’il faut environ 10,000 heures de pratiques intentionnelles[3] pour devenir un professionnel dans un domaine. 10,000 heures… Mieux vaut s’armer de patience, se préparer à l’échec et apprendre à se cracher dans les mains. Transmettre aux jeunes qu’avec de la pratique, des efforts, des luttes, des défis, ils ou elles deviennent meilleurs qu’hier, meilleurs que ce qu’ils étaient, meilleurs que tout ce qu’il croyait… quand on voit un enfant se dépasser, ça mérite définitivement une récompense. Parce que la vie, dans d’autres contextes, va lui envoyer d’autres défis. Si mes premiers ont la confiance des victoires je veux que les autres gardent la confiance de la beauté de la lutte, d’une manifestation de l’esprit sportif et de rester humble devant quelque chose de plus grand que soi. Quand donner des médailles de participation ? On note que les médailles de participations sont un bel incitatif pour les jeunes pratiquants (0 à 12 ans)[4]. C’est une récompense qui peut les attirer et les retenir dans le sport. Les enfants adorent les gadgets et les objets. Ceci peut être un incitatif viable, spécialement pour les enfants avec une limite, un passé difficile, venant de milieu défavorisé ou avec une trop faible estime. Je suis également en faveur d’une forme de rite initiatique : quand on s’initie à une nouvelle pratique, il est bénéfique de marquer ses premiers pas d’une récompense. Selon la nature de l’activité : au terme d’une saison difficile, d’une épreuve, pour construire un esprit commun ou un sentiment d’appartenance. L’important est que ce soit quelque chose de symbolique et de marquant. Mais on devrait définitivement demeurer honnête et contextualiser que c’est une médaille pour les efforts. Récapitulatif 0 à 5 ans : C’est vraiment un attrait vers l’activité qui peut garder dans la pratique. 6 à 12 ans : C’est un plus potentiel, tant qu’il est contextualisé. J'ai l'impression que c'est spécialement bénéfique pour les milieux défavorisés. 13 ans et plus : Surtout comme outil d’initiation ou pour construire l’esprit d’équipe. Il faut valoriser avant tout la motivation intrinsèque. + Toujours souligner les efforts et les améliorations. Ne jamais vider une récompense de sons sens. L’opinion publique américaine est divisée On rapporte pratiquement une division 50-50 dans la population américaine entre le fait de récompenser seulement les gagnants ou récompenser tous les participants. Cette attitude est similaire chez les athlètes de haut niveau. Kobe Briant, célèbre joueur de Basketball, affirme que les trophées de participation ont été une source de motivation pour lui[5]. D’un autre côté, le joueur de Football James Harrison a fait en sorte que son fils retourne ses trophées de participation en attendant « de vraiment mériter des trophées »[6]. Je suis donc d’accord avec les deux hommes, pour des raisons un peu différentes. Se voir accompagné dans ses efforts et poussé est donc essentiel. Pour Briant, les trophées de participations signifiaient rechercher un plus haut niveau de performance. Du côté de Harrison, leur rejet pousse sa famille vers les véritables récompenses. Dans les deux cas, la clef semble l’accompagnement. On note que la signification qui entoure la récompense est donc un facteur clef. Si on sent que notre participation s’est faite dans la combativité, la récompense prendra tout son sens. J’ai un enfant de 4 ans à la maison et il est littéralement emballé à l’idée de gagner une médaille ou un trophée. Il est cependant possible que la récompense en question soit relayée au même rang qu’un jouet de restaurant sans mes interventions. L’étude de Stanford[7] La science est claire : il faut récompenser l’effort significatif. Mon opinion me vient de l’étude de Carol Dweck, une professeure de psychologie de Stanford, qui a fait passer un test de QI (Quotient intellectuel) facile à un groupe d’enfants. Les résultats étaient forts. À une moitié « qu’ils devaient avoir travaillé fort » et à l’autre moitié « qu’ils devaient être intelligents ». Ensuite un autre test était proposé : un plus difficile qui offre l’opportunité d’apprendre quelque chose de difficile ou un tout simplement plus facile. Le groupe qui se croit intelligent choisit majoritairement le test plus facile. Le groupe qui se croit plus travaillant choisit le test difficile dans une proportion de 90%. La seule morale de l’histoire est qu’il est mieux de se percevoir comme travaillant plutôt qu’intelligent ou avec du talent. Une étiquette comme « intelligent » vient avec le poids d'une étiquette à laquelle on s'attache. L’important est donc de valoriser les efforts, les erreurs, les zones difficiles et le combat de chaque enfant. Cette valorisation, qu’elle prenne la forme d’un trophée ou non, peut mettre l’enfant sur la route du développement de son plein potentiel ou d’une carrière athlétique. L’auteure de la recherche va plus loin : elle indique même qu’il est important de souligner les échecs des enfants dans les nouvelles explorations pour renforcer l’envie de faire des pas dans des zones difficiles en dehors de la zone de confort habituelle. C’est ce qui se perd dans la culture actuelle et c’est pourquoi j’aime la présence de différentes récompenses (pour l’esprit sportif, l’amélioration, la persévérance et les meilleurs). Malgré toute la valorisation des efforts, il faut quand même demeurer prudent et présenter une échelle de réussite (des standards) aux jeunes. Chaque session, je rencontre beaucoup d'étudiants qui croient que "j'ai fait beaucoup d'efforts" devrait être suffisant pour réussir. Mon idéal : la coopétition J’aimerais procéder à un changement culturel dans l’éducation qui va comme suit : procéder à la mise en place de mesures qui favorisent la coopétition ( un partage des meilleurs vers le reste du groupe, spécialement pour motiver les derniers). Un mélange entre les vertus de la compétition (de se mesurer et de viser plus haut) et de la coopération (l’entraide, la bonne entente et la coopération). Le terme est présentement utilisé seulement dans le monde des affaires et devient une mode parfois sous la forme d’un slogan, mais j’y crois. Qu'un jour, les premiers médaillent les derniers ou terminent la course ensemble avec empathie et chaleur. Je crois sincèrement que la génération montante est idéale pour les comportements de coopétition et les démonstrations d’une forme de « leadership bienveillant ». Atteindre ensemble le 10,000 heures de pratiques et renforcer les autres dans leur lutte. Que les premiers inspirent les derniers, les protègent et veillent sur eux. Que la force se propage dans le groupe et que cette propagation devienne une culture. Malgré tous les échecs du système scolaire et les inquiétudes au sujet de la nouvelle génération, je continue de croire qu’ils sont les mieux placés pour fonder une nouvelle culture qui résoudra l’énigme de la valorisation de chacun à sa mesure tout en permettant l’excellence. [1] FADER, Jonathan, Should we give our kids participation trophies?, Psychology today, 7 novembre 2014, en ligne: https://www.psychologytoday.com/ca/blog/the-new-you/201806/should-we-give-our-kids-participation-trophies, page consultée le 27 octobre 2018. [2] On peut encore penser aux présentations orales qui sont la terreur de plusieurs. [3] GLADWELL, Malcolm, Les prodiges, Transcontinental, 2009, 250 pages. [4] POWERS, Jason, Science says participation trophies are a big win for the little ones, Huffington post, 28 août 2015, En ligne : https://www.huffingtonpost.com/jason-powers/science-says-participatio_b_8054046.html, page consultée le 28 octobre 2018. [5] CURTIS, Charles, Kobe Briant as it right : why participation trophies aren’t the worst, USA Today, 5 juillet 2017, en ligne : https://ftw.usatoday.com/2017/07/kobe-bryant-participation-trophies-why-theyre-okay-james-harrison-bryce-harper , page consultée le 29 octobre 2018. [6] WILSON, Ray, James Harrison return trophies, say his son didn’t earn them, CBSSport.com, en ligne : https://www.cbssports.com/nfl/news/james-harrison-returns-trophies-says-his-sons-didnt-earn-them/, page consultée le 29 octobre 2018. [7] STEVENS, Heidi, Overpraising children for being smart : proceed with caution, Chicago Tribune, 10 juillet 2015, En ligne : https://www.chicagotribune.com/lifestyles/ct-sun-0712-balancing-act-20150710-column.html, page consultée le 29 octobre 2018. Pour aller plus loin Sur la culture qui produit des individus narcissiques LASH, Christopher, La culture du narcissisme, Flammarion, 2006 [1979], 328 pages Attention, c'est une lecture très déprimante. Le chapitre 5 porte exclusivement sur le déclin de l'esprit sportif. Sur la nouvelle psychologie de la réussite DWECK, Carol S., Changer d'état d'esprit. Une nouvelle psychologie de la réussite, Éditions Margada, 2010 [2006], 312 pages Je recommande hautement cet ouvrage. Voici deux liens Youtube vers un résumé de cette nouvelle psychologie. Par l'auteure de la recherche (en 10 minutes) www.youtube.com/watch?v=hiiEeMN7vbQ&list=WL&index=129&t=0s Un résumé très court ici (en 5 minutes) www.youtube.com/watch?v=NWv1VdDeoRY&list=WL&index=129
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Deuxième partie : Kim Kardashian et les experts du 12 septembre 2001 L’erreur de la narration ( sur les experts du 12 septembre 2001) L'être humain comprend beaucoup mieux les informations dans un contexte plutôt que de manière abstraite (il est plus facile de comprendre une histoire et de s’en raconter une que de comprendre des informations abstraites pour les organiser soi-même). Si on sonde la population, plus de gens sont prêts à payer pour une assurance qui couvre les attentats terroristes que pour une assurance tous risques (qui inclus les attentats terroristes). Cette erreur est ce que l’on surnomme une erreur de narration. Si on demande à un groupe d’estimer le nombre de cancers des poumons au Canada, le groupe va fournir un nombre moins élevé que si on lui demande d’estimer le nombre de cancers des poumons au Canada causés par le tabagisme. Pourquoi ? À cause de la narration qui est « l’histoire que l’on se raconte en fournissant une explication ». C’est une forme d’exagération provoquée par l’histoire que l’on croit vraie. Les médias sont spécialement coupables de fournir des fausses causalités entre les événements de l’actualité. La peur de prendre l’avion aux États-Unis suite aux attentats du 11 septembre poussa plus de gens à prendre leur voiture. Comme on le sait, les routes sont pourtant beaucoup plus meurtrières que les airs. Résultats de la narration collective? 1000 morts de plus sur les routes dans les 3 derniers mois de l’année. Au final, bien qu’il soit très vexant de mourir aux mains d’un terroriste, il n’est pas tellement préférable de mourir à cause d’un chauffard qui n’utilise pas ses clignotants. Je postule que la peur de mourir d’un attentat terroriste est liée à la colère que l’on ressent à cause de la narration qui vient avec l’idée d’une pareille mort. Il est d’ailleurs difficile de rencontrer une personne qui porte à la fois l’inquiétude des attentats terroristes et un détachement stoïque. Le contraire est également vrai à propos des dangers sur la route. C'est lorsque le danger est le plus commun et probable que l'on affiche le détachement tandis que notre temps est perdu en conjectures au sujet des événements improbables. C'est toute la force de la narration. Ce qui est choquant ici est de constater à quel point Taleb a raison de critiquer ce type de narration. Le 12 septembre 2001, les médias foisonnaient « d’experts » qui affirmaient que les attentats du 11 septembre étaient prévisibles. Question : où étaient ces personnes le 10 septembre et pourquoi ne rien faire alors? Plusieurs crétins trouvent même une prévision des attentats terroristes dans les écrits de Nostradamus! Comme j’explique souvent en classe : le 12 septembre 2001, tout le monde est expert du 11 septembre 2001. Un peu comme les économistes qui présentent des prévisions en fin d’année. On peut tenter de fournir une hypothèse après les faits, mais affirmer sérieusement que l’événement surprenant était prévisible relève de la supercherie. Qui écrit l’histoire? On dit souvent qu’il s’agit du gagnant dans l’immédiat, mais la réponse la plus exacte est qu’il s’agit du survivant, de celui qui reste pour écrire. Il va sans dire que le gagnant d’un conflit sanglant est également celui qui reste pour expliquer les événements. Le survivant va fournir des « explications » à son état qui deviendront des « causes » dans une narration collective souvent erronée. L’étude des « causes probables » est intéressante, mais il faut admettre et reconnaître une part de chaos. L’esprit humain rationalise à outrance et les acteurs en scène préfèrent croire dans leurs qualités personnelles plutôt que dans une dose de chance. L’étude d’un millionnaire et l’émulation de son éducation, de ses habitudes et de son mode de vie sont loin d’être la garantie d’un succès. Pourquoi ? Parce qu’on tient compte uniquement du résultat final, d’une personne ou d’une variable sans considérer la masse de personnes qui perdent tout dans un conflit ou bien sur la route pour devenir un millionnaire. Quand on regarde un gagnant du loto 6/49, on ne voit que le gagnant et pas les milliers ou les millions de perdants. Il faut réaliser que le fait qu’il existe un seul gagnant est davantage un témoignage de la malchance de millions de personnes, semaine après semaine, que la preuve incontestable des mérites de la personne gagnante. Il me semble beaucoup plus dangereux que les terroristes de combiner les ingrédients suivants :
La société la plus sécuritaire On peut souvent lire dans les médias et entendre dans « l’analyse » des personnalités politiques que nous vivons présentement dans la société la plus sécuritaire de l’histoire. Cette affirmation se base sur une compréhension micro des statistiques locales et une incompréhension profonde des risques de manière globale… Le dernier siècle n’est pas le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Il comprend cependant une possibilité nouvelle : la faible chance qu’un conflit entraîne la décimation de la totalité de la race humaine. Nassim Taleb écrit donc que les crises entre les nations seront plus rares, mais plus graves. Il n’y a pas si longtemps, deux chefs d’État se menaçaient ouvertement d’une attaque nucléaire. La simple possibilité de l’usage d’une arme de destruction massive par une nation et d’une éventuelle réplique devrait convaincre que nous visons dans un monde beaucoup plus dangereux qu’avant. La grande différence est que le risque immédiat est rare, presque invisible, tandis que le Cygne Noir que représente les nouvelles armes est une éventualité comme la veille de Noël pour la dinde. Il faut comprendre les risques ou les dangers de manière globale (surtout pour l’environnement, les conflits, les réalités économiques, les vagues de migration, etc.) Un peu comme la photo ici, que j’ai fait l’erreur de partager dans ma naïveté (et mon incompréhension du danger comme réalité global). L’image peut faire rire, mais elle témoigne de notre incapacité à comprendre un risque global. L’importance de la dignité Je n’ai pas le temps d’écrire en longueur sur les solutions que propose Taleb devant le chaos de la vie. L’éducation ne permet pas de faire face et d’absorber les Cygnes Noirs, mais elle cultive, rend agréable de conversation et contribue au maintien de sa dignité. Taleb écrit avec sagesse et humour que « rater le train est pénible que lorsque l’on court après lui ». Garder sa dignité et la tête haute devant son sort est donc la première des avenues proposées. En termes évolutifs, chaque individu dans sa forme actuelle est un produit d’une forme de chaos, un Cygne Noir, un imprévu fortuit et non quantifiable. Il faut apprécier sa chance et la contribution non négligeable du chaos à nos vies. La solution la plus complexe (que Taleb explore de plus en plus dans son œuvre) est l’asymétrie. Il s’agit de se garder dans une situation qui comporte beaucoup plus de conséquences favorables que de conséquences défavorables. L’arrivée d’un Cygne Noir est alors un bénéfice pour la personne en situation d’asymétrie et une catastrophe pour la majorité. Nul besoin de mesurer toutes les probabilités. La morale de cette histoire est donc la suivante : il faut se cultiver, faire la paix avec le fait que nous comprenons peu et sommes pratiquement incapable de prédire et rester digne en toute chose. Ne jamais courir derrière un train et surtout ne pas finir comme une dinde. SOURCE (à lire et relire) TALEB, Nassim Nicholas, Les belles lettres, 2008, 496 p. |
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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