Plusieurs de mes amis et de mes étudiants m'arrivent fatigués et démoralisés. Après quelques échanges, je constate souvent que la fatigue est liée à un trop grand contact avec le bruit ambiant. Pourquoi tu ne dénonces pas cette semaine Pierre-Philippe ? Des victimes crient sur la place publique et tu es silencieux. Deux raisons : #1. Quand des victimes parlent, j'écoute. J'incite chaque élève à dénoncer les comportements sexuels déplacés. C'est bien que la parole soit aux autres. L'homme blanc privilégié peut bien attendre une semaine, deux ou trois. #2. La semaine était beaucoup trop bruyante. Trop de bruits ne permettent pas de comprendre. Qu’est-ce que le bruit ? Au niveau sonore c’est facile à identifier. Le bruit est un ensemble de sons qui ne sont pas harmonieux et qui parviennent à nos oreilles. C’est une forme de pollution sonore. Pour la santé du corps, le bruit sonore est une des grandes causes de malaise professionnel. Qu’en est-il de l’esprit ? La pollution informationnelle (ou l’infopollution) existe réellement. L’infobésité est l’équivalent du bruit pour l’esprit. Derrière toute la beauté des médiums de communication, comme cette page, il y a également un risque de surcharge. La possibilité d’être exposé au bruit. Le bruit se compose des « nouvelles » qui arrivent en rafale sur les médias sociaux, le dernier produit Apple, le dernier programme d’entraînement, c’est une série télé qui fait fureur ou une vidéo virale. Cette semaine c’est l’affaire Salvail [1], récemment c'était la tuerie de Las Vegas, les ouragans et la semaine prochaine ce sera autre chose. C’est important de noter que la forte majorité de l’information partagée sur les médias sociaux est négative. Tu peux t’en abreuver, mais tu dois savoir ce que tu consommes. Le bruit c’est également la recherche compulsive avant d’entreprendre quoi que ce soit. Le besoin d’avoir toujours plus d’informations et de tomber sur des contradictions et la dernière tendance. C’est la tentation de se lancer pour un maximum de trois semaines dans une mode. C'est ce que l'on nomme la « néomanie » : le fait d’être porté très fortement par tout ce qui est nouveau. La néomanie comme « besoin compulsif de combler ce qui sépare ses désirs, pour la plupart inédits, de ses possessions réelles, qui fabrique la société de consommation » [2] Un de mes principes préférés est le suivant: plus une méthode existe depuis longtemps, plus elle a des chances de durer encore. C’est le cas des livres, de l’exposé magistral, de l’accouchement naturel, des repas complets, du fait de lever une charge lourde à partir du sol, de dire ce que l’on pense en regardant droit dans les yeux quelqu’un ( par exemple pour lui dire qu’on l’aime). Pokémon Go ? La Neknomination ? Les handspinners? La pédagogie inversée? Le dernier boysband ? « Si plus d’information était la réponse, alors nous serions tous des milliardaires avec des abdos parfaits » -Derek Sivers Il m’arrive donc fréquemment de prendre une pause, de respirer profondément et d’expirer en lâchant un "fuck that". Des améliorations sont possibles et c’est sain de remettre les pratiques en question. Mais il n’y a parfois qu’un seul pas entre la saine remise en question et le fait de devenir une victime de la mode. Les « best practices », « la gouvernance », « le développement durable », les « apprenants » (ou mon préféré les «s’apprenants ») sont autant de manières de cacher l’essentiel. L’essentiel c’est quoi ? La domination, l’éducation, élever un esprit, le racisme, la discrimination, le sexisme, le capitalisme, l’environnement, la relation des hommes avec le pouvoir, la violence et les victimes : toutes des choses desquelles il ne faut pas avoir peur. L’abondance des informations est toxique et empêche de s’en tenir aux faits et aux formules éprouvées. On nage donc dans un bruit informationnel qui pousse certains à crier une opinion. C’est en partie ce qui explique la montée de la post-vérité ou les faits ont de moins en moins d’importance au profit de la perception individuelle. «Post-vérité» est un adjectif qui fait référence «à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d'influence pour modeler l'opinion publique que les appels à l'émotion et aux opinions personnelles» [3] Pire : devant la prolifération des opinions la pression on se sent obligé de développer une opinion soi-même et de la partager. Sans compter le risque de partager des fausses nouvelles, de donner son vote à Trump, de blesser quelqu'un, etc. J’ai rencontré beaucoup de personnes qui « paralysent par analyse » et qui tombent dans une forme d’errance parce qu’ils sont noyés par le bruit. Chaque décision te fatigue de plus en plus. Chaque distraction te rapproche d’une forme de TDAH collective. La prescription est l’équivalent du jeûne : un peu de silence pour te retrouver. Pour sentir, percevoir et retrouver l’essentiel. Ensuite c’est de choisir un cours d’action que l'on mène à terme et ensuite d’aviser et de voir s’il faut le changer. Que ce soit une habitude, un programme d’entraînement, un voyage, etc. Prendre une décision claire et assumée protège d’une forme d’incertitude et d’un épuisement. Mon père s’isolait quelques semaines dans la forêt chaque année et revenait beaucoup plus calme qu’au départ. Il en faisait un véritable rituel de protection (un bienfait méconnu de la chasse). Ne jamais oublier la simplicité : respirer profondément, dormir une nuit complète, lire un livre (idéalement un ouvrage qui existe depuis plus de 10 ans), regarder quelqu’un dans les yeux, courir jusqu’à ce que son cœur batte la chamade, être sincère, écouter quelqu’un parler, rire aux larmes, être passionné devant un groupe en prenant la parole, etc. Possiblement que même dans la réalité augmentée ou virtuelle on aura encore besoin de gens sincères et engagés. Limiter le bruit est une manière de retrouver l’essentiel. [1] La dénonciation est importante : tout comme le sont les changements de culture et l’aide gouvernementale aux victimes. L’essentiel pour moi c’est de viser un changement de culture et une meilleure compréhension d’un double phénomène : le rapport des hommes au pouvoir et la culture du viol. Les deux phénomènes sont imbriqués et produisent des manifestations comme celles qui occupent les médias. Je comprends bien qu’à travers le moment de dénonciation, il est important d’aller loin pour faire prendre conscience de l’ampleur du phénomène. Je lève donc mon chapeau et m’incline devant toutes les victimes et celles et ceux qui dénoncent. Je conçois que c’est un passage nécessaire pour se rendre au fond du problème. Mais alors, qu’est-ce que le bruit entourant les affaires Salvail et Rozon ? Voici une liste non exhaustive : tout d’abord la confusion ambiante entourant les définitions de l’inconduite sexuelle, des propos déplacés, de l’exhibitionnisme, du viol, de la grossière indécence, etc. On nage dans les amalgames et la pente est glissante. Il y a aussi l’opinion des malheureux qui volent à la défense de Salvail, les gérants d’estrade qui commentent le débat, l’absence momentanée de toute présomption d’innocence (parce que la mode est la condamnation ou la défense, pas à la compréhension). En plus de certains hommes qui nient l’existence même de la culture du viol et de la violence dans les rapports hiérarchiques. [2] Erner, Guillaume, Sociologie des tendances, collection « Que sais-je? », Presse universitaire de France, 2008, 128 pages. [3] Oxford dictionaries, en ligne : https://en.oxforddictionaries.com/definition/post-truth, page consultée le 19 octobre 2017
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Plus je vieillis, plus je considère tout ce que l’on perd en excluant les femmes. Mes conclusions me troublent de plus en plus. Il arrive que je cherche des modèles de courage ou de ténacité. Je cherche parfois à travers l’histoire et les contes. Le défi est que les exemples dans la culture populaire sont presque exclusivement masculins.
Le sentiment demeure que ma collectivité passe à côté de quelque chose d’essentiel. En cherchant derrière les modèles masculins les plus virils, je trouve presque sans exception une contribution féminine pour le développement de l’endurance, du courage et de la ténacité. J’ai de la difficulté à trouver des exceptions. C'est cette piste que je vais suivre un instant. « Le courage supérieur réside, il me semble, dans ce qui est féminin » [ 1 ] Une simple phrase qui me percute de plein fouet. Dans un livre que j’adore. Le roman s’intitule Les murailles de feu de Steven Pressfield et il raconte le sacrifice des 300 spartiates et du roi Léonidas pour stopper l’innombrable armée de l’empire perse. Ce qui est étonnant de cette lecture est toute la sensibilité pour faire ressortir l’amour, le courage et la dignité devant une fin inévitable. Pour celles et ceux qui veulent se garder toutes les surprises d’une lecture, il est possible de s’arrêter ici. C’est donc l’histoire du roi Léonidas et des 300 qui se sacrifient dans la bataille des Thermopyles pour insuffler un courage sans précédent à toute la Grèce. C’est une histoire virile et sauvage, avec des massacres explicites et une culture militaire très genrée (les hommes à la guerre et les femmes responsables du domaine familial). Spontanément, on pourrait croire que l’auteur en profite pour valoriser l’aspect romantique des frères d’armes en y portant un regard très masculin. C’est en partie véridique, mais l’auteur affirme clairement que la force inégalée de Sparte repose autant sur les femmes que sur les hommes. Sinon plus sur les femmes... Et on découvre quelques trésors concernant la contribution féminine. Au fil de l’histoire, on révèle que le secret de la puissance militaire inégalée de Sparte repose sur la forme la plus élevée du courage qui est transmise par les mères et les femmes. Si les guerriers sont poussés par une vie de discipline et un entraînement colossal, tous reconnaissent que c’est le courage qui fait toute la différence au combat. C’est cet ingrédient qui assure à chacun d’être à la hauteur au moment fatidique. Dans un passage spécialement touchant, Léonidas révèle à une mère spartiate la raison derrière le choix des 300 guerriers pour la mission suicide. La mère est confuse parce que le roi semble faire un choix très arbitraire des soldats. L’unité d’élite mêle des jeunes et des aguerris, dont plusieurs qui sont parents. Cette mère doit donc regarder partir son mari et son fils vers une mort certaine. Elle confronte donc son roi dans un entretien qui est une perle. Le roi explique qu’il a choisi les 300 sacrifiés sur la base des femmes de leur famille. « Quand la bataille sera finie et que les trois cents seront morts, la Grèce tournera son regard vers les spartiates pour savoir comment ils endurent l’épreuve. Mais qui regarderont-ils? Toi. Toi et les autres mères et épouses, sœurs et filles des héros. […] Si vous gardez la tête haute et l’œil sec, et que non seulement vous supportez votre deuil, mais que vous méprisez la douleur et ne considérez que l’honneur, alors Sparte tiendra. Et toute l’Hellade se rangera derrière elle. » [ 2 ] Le courage des hommes serait une affaire relativement brève, car il passe par la mort à travers une épreuve insurmontable. Le courage des femmes est une épreuve d’endurance, car il passe par une vie de dignité malgré les épreuves insurmontables. Cette société, aussi barbare soit-elle dans ses pratiques, propose une complémentarité dénuée de tout mépris. Des hommes et des femmes parfaitement complémentaires devant la vie et la mort. Une combinaison de contributions différentes pour le bien commun. C’est avec un cœur plein d’amour que les jeunes spartiates marchent vers l’ennemi et cet amour leur vient directement des femmes. Elles ont le courage d’accoucher, d’éduquer, de supporter les décisions d’une guerre improbable. Elles ont la force de ne jamais se plaindre et de survivre aux enfants qui se sacrifient. Un guerrier explique que le courage masculin lui semble plus « naturel » car ce dernier passe par de l’agression externe. Il explique que le courage des femmes est contre nature, car elles doivent passer par une très forte abnégation de soi pour supporter la cité. Bref, le sacrifice des femmes est inestimable. En refermant le livre, je me dis qu’à s’aliéner (se mettre à dos, abandonner et nier la contribution de) la moitié de l’humanité, nous perdons également la beauté de notre propre contribution, aussi virile soit-elle. Je sais que j’écris ses lignes à partir d'un point privilégié: je suis un homme avec une tonne d’avantages. Je sais également que deux pères ou deux mères peuvent correctement éduquer des enfants. Tout ce que j’affirme ici c’est que notre société se prive du meilleur en sous-valorisant les contributions féminines. Nous avons besoin de modèles féminins forts. Il faut aller au-delà de la simple égalité : parce que la contribution des femmes peut prendre des formes nouvelles et possiblement des formes meilleures que les contributions masculines. D’autres hommes qui témoignent de la force des femmes. D’autres hommes, sans être ouvertement des féministes, comprennent la contribution des femmes dans la construction des hommes d’une société. C’est en partie ce que tentait de montrer Gorges Miller dans sa dernière version de Mad Max (qui a tant fait réagir les masculinistes). Je ne crois pas que le film est féministe, mais beaucoup de femmes sont impliquées dans le film (l’écriture, les costumes, la réalisation). Miller tente de répondre à la question : qu’arriverait-il aux hommes si les femmes sont réduites à des possessions qui servent la procréation dans un environnement post apocalyptique? Voici quelqu’un qui croit que le film est féministe : madame.lefigaro.fr/celebrites/les-cinq-raisons-qui-font-de-mad-max-fury-road-un-film-feministe-150515-96568 Voici quelqu’un qui pense le contraire (c’est plus proche de mon opinion): www.newstatesman.com/culture/2015/05/no-mad-max-fury-road-not-feminist-masterpiece-s-ok Le puissant CT Fletcher, qui répète sans cesse ISYMS (It still your motherf***** set) un mantra des gens qui s’entraînent sans relâche. Dans son viédo il explique qu’il tire son endurance directement de sa mère qui ne s’est jamais plaint de sa vie. www.youtube.com/watch?v=MkiNCx3wiuI David Goggins (voir les références du premier billet sur le blogue), tire une partie de son inspiration de sa mère. [1] Pressfield, Steven, Les murailles de feu, L'archipel, 1998 [2001], p.271 [2] ibid.,p.419 |
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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