Quand la conformité fait couler le sangComment transformer des hommes en tueurs? BROWNING, Christopher R., Des hommes ordinaires : Le 101e bataillon de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1992 [1994] Le livre « Des hommes ordinaires » porte sur le triste épisode de l’extermination des Juifs en Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’intérêt du livre est qu’il suit les agissements et le développement des hommes du 101e bataillon composé de réservistes. Des hommes ordinaires dans un contexte de guerre qui reçoivent les ordres de participer à l’extermination de certaines populations. Dans l’ouvrage percutant et hautement troublant, l’auteur tente de résoudre une énigme digne de mention. « Pourquoi les hommes du 101e bataillon, à l’exception de peut-être 10% d’entre eux – et certainement pas plus de 20% - sont-ils devenus des tueurs? » (p.208,l.1) J’essaie donc ici d’extraire l’essentiel des leçons de l’ouvrage (plus spécifiquement le dernier chapitre) sous la forme d’une recette pour transformer une masse d’hommes en tueurs. Les leçons se trouvent plus bas et apparaissent en rouge. Avant d'y arriver, je m'arrête sur les limites des explications les plus courantes. Un rappel aux lecteurs : ici on tente de comprendre un phénomène, ce qui est bien différent de l'acceptation. Les limites des explications existantes Voici une série d’explications communes sur la cruauté des soldats et des policiers allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale. Chaque explication peut valoir son pesant d’or, cependant elles ont des limites claires. L’explication psychologique Possiblement l’explication la plus populaire, plusieurs psychologues expliquent les cruautés des soldats et policiers par l’émergence d’une « personnalité autoritaire ». Les recherches portent bien souvent sur des tendances enfouies qui émergent chez certains individus plus disposés à des comportements cruels. L’explication est certes intéressante, mais il faut bien comprendre que ce type de prédisposition ne peut émerger que dans un certain contexte. Et le contexte social c’est certainement l’affaire de la sociologie. Dans certaines circonstances, la plupart des gens sont capables « d’une extrême violence, destructrice de vies humaines. » (p.219, l.18 – Browning cite Erving Straub, The roots of evil). Un peu comme dans l’expérience de Zimbardo (voir note 2). Les proportions des comportements des hommes du 101e bataillon ressemblent étrangement aux résultats de l’expérience de Stanford. On comprend donc que des individus sadiques apparaissent lorsque les conditions suffisantes sont rassemblées (même les individus qui ne sont pas du type sadique). On peut effectivement croire qu’un contexte de guerre fait émerger les personnalités autoritaires. Dans le cas du 101e bataillon, il faut savoir que la conscription avait purgé les éléments les plus sadiques des réservistes. L’Allemagne nazie en guerre regorgeait d’opportunités variées pour les « personnalités autoritaires ». Les réservistes au cœur de l’ouvrage sont donc un échantillon plus modéré que les autres pour mesurer les comportements humains. Et pourtant : dans le 101e bataillon, 10 à 20% des hommes refusèrent de tuer ou s’écartent des actions de tuerie. Une autre proportion devient cruelle, mais la forte majorité suit le groupe dans les massacres sur le terrain. Est-ce une question de contexte? Les études sur le contexte suggèrent que la capacité à commettre des atrocités serait la norme et non l’exception. Autrement dit, tout le monde a le potentiel de devenir un tueur et l’exception serait plutôt la personne qui résiste au contexte et aux autorités en refusant de tuer. Le contexte est donc un facteur très important, mais pas nécessairement décisif. Sur le fameux : « Je n’avais pas le choix » « Tout simplement, en quarante-cinq ans et des centaines de procès, il ne s’est pas trouvé un seul avocat ou accusé capable de produire un seul cas où le refus de tuer des civils non armés a entrainé la terrible punition censée frapper les insoumis » (p.224,l.1) Peu de contraintes réelles et peu de contraintes supposées affectent les policiers ou soldats qui refusent de participer aux massacres. Browning écrit que les hommes avaient toujours le choix de ne pas tirer. Dans plusieurs cas, les officiers proposaient même une participation volontaire (donc la possibilité de se dispenser des actions). Sur les « lavages de cerveau » L’étude des documents de propagande révèle que les outils sont capables d’endormir le lecteur, mais pas de le transformer en tueur. La brochure la plus complète sur la supériorité de la race nordique et l’infériorité juive est disponible seulement en 1943 (après le début des massacres). La littérature n’est pas explicite sur la nécessité de la mise à mort des Juifs. Les réservistes du 101e bataillon étaient des hommes d’âge mûr qui ne sont pas directement endoctrinés. La littérature s’adressait surtout à la jeunesse et aux SS. Pour ces derniers, l’extermination des Juifs n’entre pas en contradiction avec le système de valeurs. On peut donc dire que la propagande est un facteur, mais pas une explication convaincante pour comprendre la participation des hommes du bataillon aux massacres. L’obéissance à l’autorité Les expériences de Stanley Milgram (voir note 2) révèlent que les deux tiers des personnes suivent relativement facilement une autorité qui se dit responsable des conséquences d’actions potentiellement meurtrières. Les variations de ses expériences (qui sont très peu couvertes) révèlent un fait sociologique troublant : les sujets se conforment même à un mouvement de groupe lorsque l’expérience simule une rébellion contre les autorités. La simple explication de l'obéissance à l'autorité est insuffisante parce qu'une rébellion semble provoquer autant de cohésion que des ordres directs. La recette pour produire des tueurs -Distanciation psychologique (la déshumanisation de l’autre est une clef). Plusieurs policiers meurtriers rationalisent la participation aux tueries par l’inévitabilité du sort des Juifs. Comme si le destin était tracé et que les décisions individuelles étaient sans importances. Un autre élément peu couvert qui facilite les massacres est l’utilisation de « forces intermédiaires » pour commettre une large part des massacres. L’Allemagne Nazie employait les Hiwis (des volontaires recrutés parmi les territoires occupés, souvent des prisonniers qui trouvaient une chance de liberté dans la participation aux massacres.) Les Hiwis sont souvent ivres, désordonnés, mais spécialement capables d’accomplir les missions difficiles. Browning raconte qu’il était difficile pour les membres du bataillon d’exécuter des gens qu’ils connaissaient. Il est largement plus facile de limiter les excès émotionnels des policiers et soldats en déployant des Hiwis pour procéder aux massacres. Les troupes régulières, devant la cruauté des Hiwis, se désensibilisent peu à peu et envisagent plus facilement le travail de tuerie. Au fil des semaines, les soldats sensibles deviennent des tueurs capables. -Insensibilisation au travail de tuerie (par le partage des tâches) La distanciation hiérarchique dans la prise de décision (comme dans l’expérience classique de Milgram en note #2) est un facteur qui facilite la participation aux massacres. Les acteurs partagent l’explication des autorités par un sens de la loyauté ou du devoir sans se sentir directement responsables de leurs actions. Plus les massacres progressent, plus la situation semble inévitable et moins résister aux ordres a du sens. -Le cycle « autorité et conformisme » : la clef pour produire des tueurs. La plupart des réservistes se sont montrés incapables de refuser directement les ordres de participer aux activités d’extermination. Voici quelques citations de l’auteur sur cette question : « Rompre les rangs, faire un pas en avant, adopter un comportement non conformiste était tout simplement au-dessus de leurs forces. Ils trouvaient plus facile de tirer » (p.242,l.28) Browning explique que le fait de refuser revenait à « ne pas prendre sa part dans une pénible action collective. C’était commettre une action asociale à l’égard de ses propres camarades. Ceux qui ne tiraient pas risquaient l’isolement, le rejet, l’ostracisme – une perspective très inconfortable dans le cadre d’une unité étroitement solidaire, stationnée à l’étranger au sein d’une population hostile. » (p.243, l.2) Beaucoup de policiers et de soldats préfèrent donc massacrer plutôt que de perdre un confort relatif. -L'intériorisation de l’autorité par les soldats et les policiers Phénomène qui relève d’un mélange entre les expériences de Stanford, Milgram(voir plus bas les notes #1 et #2) et la propagande : l’intériorisation du message des autorités responsables contribue grandement à la participation des actes barbares sur les populations civiles. -L’idéologie (outil de contrôle de la perception du monde). L’acceptation permet de croire que l’on sert un objectif louable, une cause, une libération du peuple. Paradoxalement, les policiers et soldats les plus cruels sont typiquement ceux qui se sentent le plus comme « des victimes ». Le sentiment d’une injustice profonde commise par les Juifs, la conviction d’avoir été lésé sont des éléments partagés par les meurtriers. C’est une des bases de l’idéologie (et du cadre normatif) nazie : se défendre contre les envahisseurs, les parasites et les impurs. Dans plusieurs propos rapportés par Browning, on justifie des massacres comme un acte de défense tout à fait légitime. -La suridentification aux membres du bataillon L’isolement dans un autre pays, la profession et la situation de guerre ont fait en sorte que les policiers et soldats traversent une suridentification aux autres membres du bataillon. C’est une des bases de ce que la sociologie appelle la « surconformité » à travers laquelle la volonté individuelle perd presque toute sa place. Ceci contribue également à renforcer le « mur invisible » qui se dresse entre les bourreaux et les victimes. Je referme donc l'ouvrage de Browning avec le plus grand respect. J'ai la conviction que l'éducation est certainement un facteur de protection contre une partie des atrocités humaines. Un homme ordinaire, c'est moi, c'est mon voisin et non pas quelqu'un d'anonyme. Un regard vers la noirceur permet d'apprécier un peu plus la lumière. Note #1 L’expérience de Zimbardo est largement célèbre dans le champ de la psychologie sociale, elle est également l’objet de plusieurs documentaires et films. Pour résumer simplement, le chercheur divisa des candidats (après un triage) en deux groupes : des gardiens et des détenus. Les gardiens se devaient de faire respecter l’autorité et les règlements tandis que les détenus testaient volontiers les limites des figures d’autorités. Les résultats de l’expérience sont très troublants. Le groupe de gardiens se compose de deux extrêmes : une proportion du tiers de « personnalités autoritaires » (des gardiens devenus spécialement cruels) ainsi qu’une proportion d’environ 20% des gardiens qui sont demeurés « bons ou modérés ». L’horreur? La majorité des gardiens se sont avérés participer aux actes de cruauté. Note #2 Stanley Milgram (un psychologue social américain) s’est intéressé à la capacité des individus à résister à l’autorité. Dans le cadre d’une fausse expérience scientifique, des volontaires devaient infliger des décharges électriques graduellement plus fortes à une victime (un acteur) sous l’autorité d’un responsable de l’expérience. La fausse victime est électrocutée selon ses réponses à des questions. Dans l’expérience typique, les deux tiers des participants obéissent au point d’infliger des décharges extrêmes.
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Comment devenir invincible Pas de magie ici : voici deux ingrédients essentiels pour développer de la force intérieure. Voici la deuxième partie de mes considérations sur 10 extraits de Marc-Aurèle. Ce sont certes de « vieilles idées », mais les vieux pommiers ne donnent pas de vielles pommes pas vrai?
Pendant une certaine période, on me surnomma "l'invincible" (parfois affectueusement et parfois non) : cette réputation est clairement imputable à la pratique du stoïcisme (voir le passage #9). #6. « Les hommes sont faits les uns pour les autres; instruis-les donc ou supporte-les. » (p.142, l.19) « Tu éduques ou tu endures » serait la version plus brutale de ce passage. Cette phrase je me la répète pratiquement chaque jour. C’est une des phrases qui me poussa directement vers l’enseignement. En fait, c’est largement parce que je suis trop sensible et intolérant à certains comportements que j’ai fait le choix de devenir professeur. Je pousse sur ma classe jusqu’au bout et je lâche prise en fin de session. #7. « On est souvent injuste par omission, et non pas seulement par action. » (p.147,l.35) Autre phrase qui me plongea dans un profond examen de conscience. Outre l’examen de nos actions quotidiennes, il faut également se demande « quelle omission je suis en train de commettre ». L’idée n’est pas de se responsabiliser à outrance, mais dès que je suis témoin d’une injustice ou d’une manifestation d’intolérance j’essaie de le faire connaître. Notre époque est troublante à cet égard… Mes parents pouvaient plaider ne rien savoir de la Guerre du Vietnam parce que la télévision en parla trop tard. Que vais-je expliquer à mes enfants concernant la Syrie, les réchauffements climatiques, l’eau embouteillée, la corruption du monde politique et ainsi de suite? Suis-je coupable par omission? #8. « « De voleur du libre arbitre, il n’en est pas. » Le mot est d’Epictète. » (p.187,l.27) Cette phrase, au bout de longues méditations, m’enleva pour toujours les mots « je n’avais pas le choix » de la bouche. J’essaie de toujours demeurer pleinement conscient et responsable de mes choix. La fatigue, le stress, l’intoxication, les sentiments et les obstacles ne devraient pas m’enlever la possibilité d’exercer ma volonté. Mes plus grosses erreurs à vie sont toutes le fruit des moments pendant lesquels je me sentais sans libre arbitre. Je ne veux pas faire la morale aux autres et je sais que certaines situations (dont les conditions socioéconomiques) limitent des possibilités. On peut même venir au monde dans toutes sortes de conditions horribles et il faut le reconnaître. Par ailleurs, j’essaie de limiter autant que possible « l’attribution externe », c’est-à-dire le fait d’attribuer à quelque chose d’extérieur de mes actions, mes omissions ou ma volonté les résultats d’une situation qui m’affecte. Si c’est en dehors de ma volonté, la situation ne devrait pas m’affecter (plus facile à dire qu’à vivre, je sais). #9. « Habitue-toi à tout ce qui te décourage. La main gauche, en effet, tout inhabile qu’elle soit en tout le reste, faut d’habitude, conduit les rênes plus fortement que la droite; c’est qu’elle y est habituée. » (p.193,l.25) On peut toujours s’entraîner dans sa zone de faiblesse. Cette phrase est un autre « must » pour moi : non seulement trouver ce qu’une situation difficile apporte en amélioration, mais c’est également de changer mon attitude devant les difficultés. Quand je galère dans une situation pénible, j’essaie d’abord de sourire. Les journées pendant lesquelles je reçois le plus de compliments sont typiquement mes journées les plus difficiles. Premier paradoxe : les encouragements m’aident instantanément à remonter la pente. Je crois profondément aux bienfaits de l’inconfort : à l’entraînement, en classe, quand vient le temps d’explorer des idées… Chaque échec configure le terrain pour la victoire suivante. Une de mes plus belles expériences d’enseignement est de pleurer avant un cours parce que j’avais perdu toutes mes notes et mon Powerpoint : une superbe séance d’improvisation de 3 heures a suivi. Je sais qu’au besoin je peux le refaire. J’ai également participé à ma première course à obstacle (un Tough Mudder de 20KM) après un diagnostic d’hernie discale et de compression de la moelle épinière. Avec de l’entraînement, je sais que je peux aller au-delà de l’opinion d’un docteur. Ma conjointe, une beauté rarissime, m’était complètement impossible d’approche. J’avais la bouche sèche, je tremblais et j’ai perdu du sommeil avant de l’aborder. Aujourd’hui j’adore ma famille, ma douce et mes enfants. Un truc concret : Apprendre à compter jusqu’à trois. Quand une situation est trop difficile et je suis proche de l'abandon , je prends une pause et je compte « 1 ». Je continue ensuite jusqu’au bout de mes efforts, je sais que j’ai commencé à compter et que je peux abandonner. De manière classique, cette idée me donne un peu de force (quoi que souvent l’idée d’abandonner me choque et me permet de faire les pas de plus). Si je parviens encore au bout de mes efforts, je compte alors « 2 » et je n’abandonne jamais avant d’atteindre le chiffre 3. Paradoxalement, c’est très rare que j’arrive complètement au bout du décompte. J’ai le privilège d’avoir la réputation d’être sans relâche, tout ça à cause de cette petite ruse. Comme je dis aux enfants à la maison : la légende dit qu’il existe quelqu’un qui sait compter jusqu’à 5… #10 « Il faut, dans la pratique des principes, être semblable au pugiliste et non au gladiateur. Si celui-ci, en effet, laisser tomber l’épée dont il se sert, il est tué. L’autre dispose toujours de sa main, et n’a besoin de rien autre que de serrer le poing. » (p.194,l.1) « Je t’aime » court, vrai, fondamental et simple. C’est la base d’une relation durable, ça vaut la peine de le répéter. Plus on élabore, plus on extrapole, plus les raisons de l'amour sont complexes et plus on risque d’être désarmé. Ce principe se retrouve un peu partout. À l’entrainement, les physiques les plus intéressants au monde pour être fonctionnels et efficaces sont ceux des gymnastes (avec peu d’équipement). Les physiques les moins fonctionnels sont ceux des bodybuilders (beaucoup d’équipement, des routines complexe, une alimentation très rigide). Les outils les plus simples sont ceux qui brisent le moins facilement : un pied de biche, un marteau, un levier. Les outils les plus fragiles sont les plus complexe : un ordinateur, une voiture entièrement électronique, le Titanic (insubmersible), etc. La campagne « sans oui, c’est non! » est un bon exemple de principe semblable au pugiliste. Le dossier « charte de la laïcité et des valeurs québécoises » un exemple de débâcle digne du gladiateur. L’idée n’est pas de trouver un slogan, mais bien de s’arrêter à ce qui est fondamental. Il en est de même dans les principes qui guident notre vie et nos actions. En ce sens, j’essaie toujours de trouver le cœur de mes actions (« le pourquoi profond ») pour en prendre conscience et reposer dessus par la suite. L’idée est de garder une fondation solide pour me guider et transmettre le plus à mon entourage. |
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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