Ce texte est la suite de « Sauver Anna » www.lacatabase.com/blogue/sauver-anna
Moi et Anna partageons beaucoup de réserves sur le statut de victime. Pour sa part, elle rejette complètement cette identité et la méprise à plusieurs égards. De mon côté, j’aime vraiment l’aide temporaire d’une autre personne, mais je suis incapable de comprendre l’identité permanente de victime. Le problème dans les services offerts (aide aux victimes, écoute, aide psychologique) est que la mode est vraiment au renforcement de l’identité de victime. À chaque détour, on lui propose des larmes, de se faire couvrir et de creuser dans sa blessure pour la porter avec une forme de fierté comme pour dire au monde « Regarder ce que la société m’a fait ». Alors que pour Anna la question n’est pas là. Je me permets de citer encore Cyrulnik en lettres de feu : « La question est : « Qu’allez-vous faire de vos blessures ? Vous y soumettre et faire carrière de victime qui donnera bonne conscience à ceux qui volent à votre secours? Vous venger en exposant vos souffrances pour culpabiliser les agresseurs et ceux qui ont refusé de vous aider? Mettre votre tragédie au service d’une idéologie qui en fera un enjeu de pouvoir? Souffrir en cachette et faire de votre sourire un masque? Ou renforcer la partie saine de votre personne afin de lutter contre la meurtrissure et devenir humain malgré tout? »[1] Il faut bien voir que les pistes proposées ne sont pas exclusives et qu’il est possible de répondre à la fois aux besoins de vengeance (ou d’équilibre dans le rapport agresseur- victime par une recherche de justice) et à ceux qui sont impliqués dans le renforcement des parties saines d’une personnalité. Anna voulait inconsciemment faire ce choix sans savoir le moins du monde comment ouvrir les portes nécessaires. Le poids du récit Un des premiers obstacles est le fait de raconter son histoire. Une histoire est toujours une réorganisation des faits, une réinterprétation du réel. Et le récit de quelqu’un donne trame narrative à toute sa vie qui vient souvent avec un rôle à jouer. La personne devient « la pauvre victime abîmée », « la folle instable qui en plus s’est fait violer », « la survivante qui souffre en silence », « l’éternelle frustrée des relations humaines » et ainsi de suite. Comment faire pour ne pas réduire la personne aux souffrances ou au récit ? Souvent lorsqu’elle me demandait si ce récit faisait d’elle x, y ou z je lui répondais stoïquement « si tu veux » ou « si tu le permets ». Le défi était de taille dans le cas d’Anna. À chaque détour elle cherchait du sens : « qu’est-ce que ceci veut dire ? », « est-ce normal de vouloir mourir, de me sentir laide, d’être confuse » et parfois les « tu dois penser que : » je suis folle, endommagée pour la vie ou autre. À part une excellente intervenante rencontrée sur sa route, toutes les personnes qui écoutent Anna semblent procéder à une forme de réduction pour lui prescrire un rôle. Le bénéfice de la confiner au rôle de victime est que ce dernier nous permet de devenir des sauveurs vertueux. Cette réduction lui prescrit également des comportements, une démarche thérapeutique et une prise de parole dans un espace public confus. Mais la beauté de Anna est qu’elle est très forte même au fond de son trou. Derrière les couches de blessures, à travers la confusion, la naïveté, les maladresses, les écarts et tout le reste j’ai toujours vu une jeune femme agressive qui a besoin de se battre. Parfois les pulsions de mort reviennent parce que l’idée d’une fin est apaisante et concrète tandis que la guérison ressemble à une promesse lointaine. Une fois l’idée du suicide écartée, le travail d’Anna s’est tourné sur un sujet plus central. L’important dans ce que nous avons fait ensemble était de faire de cette horrible blessure un tremplin pour le reste de sa vie. L’importance de laisser mourir C’est alors qu’il s’est passé quelque chose de magique dans nos échanges. Au fil des discussions, des messages et des quelques rencontres. Nous avons découvert un mépris commun pour la faiblesse, l’idée de rester petit et l’aura sanctifié des victimes. Anna ne veut pas rester figée dans le temps et elle ne veut pas utiliser son agressivité pour s’autodétruire, ni pour faire un spectacle sur la place publique et encore moins pour détruire son agresseur. Voici les deux chemins empruntés L’acceptation radicale Elle accepta graduellement sa naïveté dans ses rapports aux hommes, le fait qu’elle avait le profil d’une victime, ses blessures et sa confusion générale sur la situation. En s’éloignant de la haine de soi, elle a appris à se regarder de manière bienveillante en acceptant ses limites, ses fautes, ses réactions parfois trop fortes, sa dépendance aux figures paternelles (incluant la mienne). Elle osa même parler d’un ultime tabou culturel : sa part de responsabilité dans tous les malheurs de sa vie. Laisser mourir une part de soi L’autre voie vient du fait qu’elle interprète que notre relation lui donna la permission de laisser tomber son enveloppe meurtrie (la victime misérable et confuse). L’idée était de laisser mourir la victime, la faible, la petite, possiblement une partie de l’enfance et la colère contre elle-même. L’idée est de devenir une nouvelle femme avec des forces, des combats, un passé difficile qui donne une clef pour la résilience. Donc on confronte ce qui est haïssable en soi, sans chercher de responsable et on améliore tout ce qui est bon et fort. J’attendais finalement le jour où elle serait comme le papillon qui sort de la chrysalide ou encore mieux le phœnix qui renaît des cendres. Sans garantie de succès et sans promesse. Jusqu’au jour ou dans un message, elle écrit simplement la phrase suivante : « Tu m’as permis de mourir et maintenant je reviens au monde ». Mais les naissances sont souffrantes et les apprentissages sont chers payés. La route n’est pas terminée et les pulsions de mort vont l’accompagner encore. Le chemin peu commun d’Anna m’a fait découvrir quelque chose de très paradoxal : l’appréciation de la part d’humanité chez l’agresseur et la mesure de la noirceur qui accompagne chaque victime. Il faudra se demander pourquoi notre société produit autant d’agresseurs sexuels (surtout chez les hommes) et pourquoi les femmes restent dans l’obligation de hurler de détresse de manière cyclique. Je termine ainsi le deuxième billet sur cette histoire. Je risque d’en écrire un dernier qui expliquera mes réserves à m’afficher avec le slogan « J’aime le consentement », comment Anna est tombée dans une poétique « faille du système » et sur l’importance de passer par la voie légale pour obtenir un sentiment de justice. [1] CYRULNIK, Boris, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2002 [1999], Paris, 218 pages.
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Sauver Anna[1]
« Tu m’as sauvé la vie » qu’elle me dit. Elle m’attribue des superpouvoirs, comme si ma présence lui avait apporté une lumière ou des réponses à sa souffrance. J’en suis à cinq. Cinq personnes qui croient que sans notre rencontre elles se seraient enlevées la vie. Tous et toutes dans la jeunesse, un peu plus de jeunes femmes que de garçons. Chaque témoignage m’ébranle profondément parce que chaque vie est importante. Mais est-ce qu’on peut vraiment sauver la vie de quelqu’un par sa présence ? Je crois que non. Chaque personne se sauve elle-même et peut attribuer du sens après son « retour à la vie ». Une personne est sauvée quand elle croit qu’elle peut l’être. On a tous besoin de sens, possiblement maintenant plus que jamais. Voici donc une série de petits billets de ma part pour tenter d’éclairer ce passage de la noirceur vers la lumière, le thème principal de ce blogue. J’écris avec la permission de mon ancienne étudiante, parce que son cas a été le plus difficile et je crois que c’est le plus éclairant. Anna était une de mes étudiantes, une fille plutôt discrète. Au départ elle se démarque peu des autres. Des vêtements amples pour cacher un corps que l’on devine en surpoids (ce qui suggère une honte du corps), une difficulté à soutenir le regard (ce qui suggère des défis de santé mentale) et des comportements un peu imprévisibles. Elle était difficile en classe parce que les thèmes du viol et du féminisme l’ont fait réagir au point où elle est sortie de la classe à quelques reprises. « So be it ma grande », mais j’ai assuré un suivi. Je suis allé vers elle, j’ai clarifié des propos plusieurs fois. Ensuite elle s’est mise à m’écrire de manière anonyme sur l’adresse de mon blogue. Tout d’abord avec une grande colère accusatrice. Ensuite avec une dose de désespoir. Toujours avec une sorte de confusion et des pulsions d’autodestruction. Je l’ai lu, j’ai répondu avec patience et constance et un jour elle s’est dévoilée et m’a raconté son histoire. Encore aujourd’hui, elle me place encore « au-dessus » d’elle, comme si j’étais supérieur. Cette tendance nourrit sa honte et lui permet de se rabaisser. C’est une manière de rester dans le rôle de victime. Sans surprise, elle avait besoin d’une figure paternelle : « le père symbolique » qui lui, dans mon cas, est souvent incarné par le professeur. Le bout qui dépasse mon engagement professionnel est celui du suivi potentiellement thérapeutique et surtout le risque que l’étudiante fusionne avec le père de remplacement. Elle avait donc un bon suivi ailleurs et j’ai tout simplement joué le rôle de phare dans sa nuit. J’ai bien souffert et porte quelques blessures, mais rien comme les siennes. Les étudiants croient parfois que je porte des bribes de sagesse (si c’est le cas, elles sont toutes empruntées à des géants du passé). Je retourne donc Anna 100 fois plutôt qu’une à sa blessure, à sa responsabilité de s’occuper d’elle-même en soulignant que chaque histoire est unique, mais que les mécanismes psychologiques et la nature humaine sont des constantes. Est-ce que j'ai outrepassé mon rôle de professeur ? "You can bet your ass" et ceci vient avec des risques : celui de laisser tomber quelqu'un, de guider la personne vers le pire, celui d'endommager sa propre famille et certainement celui de gâcher sa carrière. L'étudiante peut tomber amoureuse ou faire une fixation. Mais Anna était changeante, avec des émotions inégales, mais son histoire restait la même. Elle m'inspirait confiance par chaque répétition. Au bout de la route j'ai fait le choix d'écouter son histoire jusqu'à son aboutissement. Une histoire de blessures, de viols, de naïveté, de culpabilité, d’abus de confiance et de troubles de santé mentale. Comme bien des victimes, elle se croyait entièrement responsable des agressions qu’elle a vécues. Elle était au bout de la route, au fond de son trou et elle envisageait retourner toute la violence du monde extérieur contre elle-même. Autrement dit le suicide ou des comportements suicidaires. Qu’est-ce qui s’est passé entre nous ? Qu’est-ce qui détourna Anna du suicide ? J’ai quelques pistes et pas de réponses définitives. Les deux « S » : soutien et sens. C’est à la lecture des écrits de Cyrulnik, le psychologue qui popularisa le concept de résilience, que j’ai trouvé une explication de ma relation à Anna. Notre relation offre « soutien et sens, les deux mots clefs de la résilience sont en marche »[2]. Inconsciemment, l’écoute active, la patience et la répétition des récits autour des blessures ont donné la permission à Anna d’exister dans les imperfections. Le point de départ a donc été l’acceptation des blessures et de la faiblesse. Le soutien est venu après, dans le contact, dans nos différences et dans notre mépris commun du rôle de victime. Des années plus tard, Anna a perdu un poids important, elle a été capable de prendre en charge sa vie et de confronter son passé. Sans aucune garantie de succès, elle réapprend à vivre un peu plus chaque jour. Récemment elle écrivait qu’être forte n’a rien avoir avec le fait de gagner sur le monde extérieur, mais plutôt de mener tout d’abord une bataille à l’intérieur de soi. Et elle m’a fait la révélation la plus troublante : elle estime que sa guérison est passée par le fait de la laisser mourir. Je vais revenir sur cette question sous peu. [1] Ceci est un nom fictif pour protéger ma connaissance, son vrai nom est Frédérique. Ok, ceci est une blague douteuse. [2] CYRULNIK, Boris, Mourir de dire; la honte, Odile Jacob, 2012 [2010], 261 pages. |
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
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