(Un texte sans alcool) La sagesse du fond de la cuvette
En classe, je monte sur les bureaux, récite des poèmes, fais des blagues « trashy », j’ai chanté, fais un début d’effeuillage, bref j’arrive comme une tempête. Je suis chanceux, pas vrai : la réputation d’être pratiquement invincible, toujours capable d’improviser et ainsi de suite. 10 ans dans ce métier et je suis à l’aise de livrer ici mon « rituel » de chaque rentrée. Avant le premier cours, je suis frappé d’un « trac » soudain et un mal me prend les tripes. Je transpire comme un animal sauvage que l’on tient trop serré. Je saute sur place, je suis enfermé dans ma tête et j’écoute des chansons qui m’aident à canaliser mes émotions. C’est vraiment comme une torture et le temps devient distordu dans ce tunnel de peur. Je m’enferme aux toilettes, je m’asperge de l’eau au visage et je finis dans une cabine à contempler l’eau d’une cuvette (je m’asperge avec de l’eau du robinet, pas celle de la cuvette). C’est donc la contemplation de l’eau de la cuvette, une version accessible du miroir de Galadriel. Je suis parfois malade et au bord des vomissements. Il est fréquent que je me sente la plus petite personne du monde. C’est ce que j’appelle affectueusement « le rituel du puke ». Je finis d’habitude par me parler, me regarder dans le miroir pour ensuite foncer vers la classe. Mon arène Je tente de débuter chaque session comme s’il s’agissait de ma dernière, d’entamer chaque cours comme si la mort allait me frapper dans la minute. On enseigne comme on est en vie, comme on aime, comme on se bat. Et on le fait pour elles et eux (pis iels aussi). Je me souviens lors d’une rentrée il y a quelques années, j’arrive en complet pour le premier cours et un cadre qui se souvenait de mon entrevue m’aborde dans le corridor « Pierre-Philippe tu étais moins bien habillé en entrevue !? » (pause, échange de regards) « Je travaille pour les étudiants en premier, les autres sont loin derrière ». La classe est comme une arène, dans laquelle je m’acquitte de deux dettes. Ma première est pour toutes les fois où l’école m’emmerdait. Les fois où tu te dis : « je peux faire mieux que cette personne à l’avant ». Ce quelque chose en toi qui comporte une part d’ego et qui est proche de l’arrogance. J’ai gardé cette impression longtemps et c’est devenu une certitude avec le temps. J’aime payer le prix de ce sentiment et de me dire que je dois attaquer/enseigner/transmettre de toutes mes forces. L’autre dette est celle d’incarner l’adulte que je voulais rencontrer quand j’étais jeune. À 17 ans, j’étais perdu. Je voulais des profs vivants, engagés, capables de regarder dans les yeux, d’enflammer le monde et surtout de permettre aux gens d’exister. C’est un mélange difficile entre la rigueur intellectuelle, l’empathie, la transmission de ce que l’on sait, le doute quant à ses croyances en s’accompagnant du doute devant l’infinitude de tout ce que l’on ne sait pas, de la fragilité des vivants et d’un futur incertain. Enseigner est un privilège, un art, un combat. Oui, je me dis tout ça en regardant le fond d’une toilette. Notes : J'aimerais recommander des lectures ou donner des trucs pour combattre la pression du premier cours, mais je crois sincèrement qu'il faut juste le faire. Autrement dit : ceci reviendrait à lire un texte sur "Comment sauter à l'eau". Dabs les mots de Yoda "There is no try".
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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