Quel est le plus grand risque d’un métier sécuritaire comme celui de professeur au niveau collégial ?
Probablement que le plus grand danger réside dans les fameuses « paper cuts » lorsque le bout d’un doigt se coupe sur une feuille de papier. C’est ce que je croyais comme jeune professeur. Des années plus tard, je réalise que c’est le fait de devoir s’attacher à des étudiants et des étudiantes qu’il faut absolument laisser partir. La plupart du temps c’est formidable, on apprend, on rit, on redécouvre le monde, on se remercie et on se souhaite le meilleur. Quand tout va bien c’est de loin le meilleur rôle que je peux jouer dans ma société. J’ouvre des esprits sur un monde complexe et sur des vérités anciennes. Je m’efface peu à peu de la vie des étudiantes et des étudiants pour devenir un heureux souvenir, comme un fantôme. À mes débuts mes cas étaient surtout des « coming out » de jeunes gais qui me faisaient des révélations dans les travaux. Mais qu’en est-il des grandes souffrances ? Lorsqu’un étudiant ou une étudiante côtoie la mort ? Lorsque quelqu’un te révèle une dépendance, un vice de personnalité ou une agression sordide ? Quand une jeune personne de 18 ans est suicidaire? La relation prof-étudiant devient vraiment plus complexe. Au fils des années j’ai exposé des cas de racisme (ça existe au Québec), de transphobie, de misogynie, j’ai accompagné quelques étudiants dans des démarches thérapeutiques et offert une écoute à ceux et celles qui souffraient. Il fallait s’y attendre, en partageant la vie des gens. La présente fin de session me déchire le cœur. C’est grande souffrance, mais invisible, un peu comme si les « paper cuts » se retrouvaient sous mon armure de professeur. J’ai laissé partir mes groupes sans aucune forme de cérémonie en personne et je réalise que je m’inquiète pour certains d’entre eux. Je suis un romantique, dans ma perception mes étudiants sont « sous ma protection » pendant les quelques semaines du cours. Le problème est que je suis parfois une des seules personnes bienveillantes dans leur petit monde. J’ai beau référer aux ressources compétentes, il y a des liens qu’on ne peut pas défaire comme on veut. Alors je referme mes stupides boites de travaux dans mon sous-sol en repensant aux fois… Ma première fois lourde était d’inciter une étudiante à porter plainte pour un cas d’inceste dans sa famille. La session s’est terminée sur un fond de procès. Je me souviens de parler longuement de suicide avec un jeune homme qui se sortait des griffes d’un père possessif (et un peu fou). Il y a bien cette fois où le meilleur ami d’un étudiant a été assassiné et que l’étudiant a tout fait pour me le cacher le plus longtemps possible. À un pas de l’abandon, sa session a été sauvée. Il y a bien ce cher étudiant atteint du cancer que j’ai visité à l’hôpital parce qu’il est juste trop vivant. Il y a les fois où c’est tellement gros que ça semble surréaliste. Comme le jour où un étudiant agresse sexuellement une étudiante de ma classe. Le reste de la session était pénible. Il y a bien la fois où une mère en retour aux études m’apprend que sa fille s’est suicidée il y a quelques mois. Cette annonce m’arrive à quelques minutes d’une présentation que je dois faire sur la question du suicide devant elle. Et la fois qui me scie en deux. J’attribue au hasard des « problèmes de santé » qui sont des sujets pour le travail de session en soins infirmiers. L’étudiante pige une forme spécifique de cancer. Elle est souriante et résolue en m’annonçant « Ça va être facile parce que j’ai cette maladie ». Je ne comprends rien. Elle est atteinte du cancer, c’est sévère et elle doit faire de la chimiothérapie pendant la session. Je lui propose de changer de sujet. Elle refuse, rieuse, « c’est la vie ». Amor fati. C’était Rosalie, une fille intelligente, belle et rieuse. On s’est dit que nous irions danser ensemble pour célébrer son entrée dans la profession si elle survivait au cancer. Son visage est apparu une dernière fois aux côtés de celui de Claude Legault pendant un « Bye-Bye ». Quelques jours avant sa mort, elle souhaitait une bonne année à tout le Québec. Amor fati mother****** Je ferme mes boites en me disant que c’est un privilège d’enseigner et que parfois c’est moi le fantôme et que d’autres fois c’est eux qui me regardent en silence. À travers mes documents, ma lettre de motivation pour cet emploi me tombe entre les mains. La dernière phrase est la suivante : « Mon ambition professionnelle consiste en deux choses : d’abord de faire la différence dans la vie d’un seul étudiant ou d’une étudiante et ensuite de le faire au sein de votre département. » Je crois sincèrement que la première partie est plus importante que la deuxième. Je repose cette feuille en prenant garde de ne pas me couper le bout du doigt. Une autre année qui prend fin, mais sans les dernières paroles sur un bureau, sans les accolades, la bière ou les moments émouvants en groupe ou le fameux "finalement tu as réussi"... Un moment de solitude dans mon sous-sol sans pouvoir avoir le sentiment d’avoir tout fait pour eux cette année. Amor fati i guess.
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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