Deuxième partie : les deux autres sociétés. Voici la suite des notes de la conférence du 25 octobre dernier sur le rapport au corps à travers l’évolution des sociétés. La société intro-déterminée Dans l’histoire de l’humanité, on situe souvent la prédominance de cette période lors du siècle des Lumières (autour de 1700). Au Québec cette période ressemble drôlement à celle des Trente Glorieuses (1945-1973). Cette mutation de l’organisation sociale est multifactorielle : l’Europe connaît une chute du taux de mortalité infantile à cause des techniques agricoles perfectionnées, du partage des semences, de l’apparition graduelle de l’hygiène, du passage de la campagne vers les villes, du recul graduel de l’Église au profit de la science et des nombreuses innovations technologiques. La société intro-déterminée émerge lors d’une importante explosion démographique. C’est l’apparition des familles de 5,8,10 enfants et plus. On veut coloniser, explorer et conquérir le monde avec notre culture et notre bagage. C’est une société de compétition dans laquelle on veut que notre culture et nos valeurs prennent le dessus sur celles des autres. Les grands empires politiques s’inscrivent donc dans une course pour s’étendre et dominer. Les transformations sociales sont plus nombreuses et l’idée que l’on peut façonner le monde habite cette société. Cette dernière est donc obsédée par les idées de production et la compétition. Un des effets de la démocratisation de l’écriture est que les connaissances, les religions et les histoires sont comparées. Les parents ont généralement une idée de relative de ce que fera un enfant de sa vie, mais cette trajectoire est l’objet d’un choix. On doit donc lui inculquer des valeurs fermes et des critères de réussite aux enfants. L’éducation et le passage vers l’âge adulte C’est pendant cette période qu’apparaît l’école. Une des raisons de cette apparition est parce que la famille traditionnelle est insuffisante pour répondre aux défis de la société. Les garçons sont séparés des filles pour éviter les distractions. On incite les jeunes hommes à la bravoure, la rigueur, la virilité et les jeunes femmes à la douceur, la dignité et aux bonnes manières. On se concentre sur la production, la performance et la réussite. Pour renforcer cette idée : on impose des leçons par cœur, on peut asseoir les élèves en ordre d’excellence (les meilleurs à l’avant) et on maintient une distance respectueuse avec le maître d’école. Le vouvoiement permet de se concentrer sur la production plutôt que sur les relations. C’est vrai dans les murs de l’école et c’est souvent vrai même dans les relations hommes-femmes. Les affrontements sont typiquement codés dans le groupe et dans tous les domaines ces individus visent typiquement une « inaccessible étoile ». C’est un groupe dans lequel la punition a une fonction de renforcement, on éduque donc même par la punition « Qui aime bien, châtie bien ». C’est le père qui affirme « Je ne suis pas ton ami, je suis ton père! » et qui peut éprouver de grandes difficultés à parler de ses émotions. Concentré sur les résultats, des phrases comme « tu ne manques de rien, tu bois, tu manges, tu as un toit, pourquoi tu te plains? » (bref il souligne son rôle de pourvoyeur) La socialisation se fait typiquement en concordance avec le rythme biologique. On est donc apte à fonctionner socialement pratiquement au même moment que l’on est en mesure de se reproduire. Le levier psychologique de ces individus est la culpabilité : devant la performance, l’idéal, les tentations et ainsi de suite. C’est le frère qui s’autoflagelle ou le pénitent dans plusieurs groupes sociaux. On aime également arborer des signes de réussites : diplôme, cabinet d’étrangetés, badges, crest (comme celui de groupes criminels), médailles et trophées. Sur le rapport au corps On peut ici punir le corps dans l’espoir de redresser l’esprit. C’est l’apparition de la maison de redressement (le mot est fort) ou d’un tuteur (comme le bâton rigide qui doit redresser la plante). On invente le système pénal (le mot s’apparente au mot punition). On cache souvent notre for intérieur et les pulsions artistiques au profit d’activités qui sont jugées plus ouvertement productives. Les femmes doivent se tenir droites, être élégantes et même limiter l’expression de leur corps : porter une gaine, marcher avec un livre sur la tête pour renforcer la posture et ainsi de suite. Ici je rejoins la pensée de plusieurs (c’est un point contestable) que c’est l’apparition du « sport » (un mot anglais). Le sport demande la mesure, la tenue des records, l’affrontement codifié et une standardisation dont étaient incapables les sociétés traditionnelles. C’est l’apparition ici des pratiques qui visent le dépassement des limites, des records et l’obsession de s’inscrire dans l’histoire. Pour les femmes, les pratiques physiques et sportives visant l’esthétique comme la danse et la gymnastique. Pour les hommes, les sports efficaces comme l’escrime, le tir, la chasse et graduellement les sports de raquette. Dans une société de ce type, on accumule souvent un statut social proportionnellement aux risques dont on se porte responsable. Donc sans forcément les prendre personnellement, on assume l’entière responsabilité d’un échec ou d’une entreprise. C’est le capitaine qui coule avec le navire. Pour présenter les individus stéréotypés de cette période, on pense souvent à Ernest Shakleton, un explorateur de l’Antartique qui s’est poussé jusqu’à son ultime limite. J’ai présenté l’annonce du New York Times [1] de l’époque que voici : J’accompagne souvent cette lecture de la phrase « Lorsque les bateaux étaient faits de bois, les hommes étaient faits d’acier » La société Extro-déterminée
Cette société est celle du début du déclin démographique. Elle apparaît après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les familles américaines font de moins en moins d’enfants. On note ici une concentration des populations dans de très grands centres urbains et une planète entièrement colonisée. Le niveau de confort matériel atteint un niveau sans précédent et les individus font face à des problèmes de consommation. Historiquement, l’humanité éprouve un constant problème du « trop peu » couplé à une nécessite de production ou de reproduction, désormais c’est une période de « trop-plein » avec un souci de consommation. Les plus pessimistes diront que c’est l’apparition de la « consommation-destruction ». Premier fait historique troublant : dans cette société, on meurt d’abondance, de ce que l’on consomme en trop. Trop de loisirs, de médias, d’heures devant des écrans, de partenaires sexuelles, de nourriture, d’aliments riches en calories et de médicaments. L’affaiblissement des buts collectifs appelle à la croissance personnelle et à l’expansion des loisirs. C’est une société où l’idée de mourir est difficile. Nommer la mort est un défi, on utilise plutôt des euphémismes du genre « il est parti », « il nous a quitté ». Le taux de mortalité infantile est très bas, nous vivons plus longtemps que jamais. L’obsession devient peu à peu l’appartenance (mais à quoi?) et le vivre ensemble (mais pourquoi et comment?). Dans un monde de consommation, de changements rapides et sans une nécessité de performance, les parents ne savent plus très bien quel modèle transmettre. L’éducation et le passage vers l’âge adulte En extro-détermination, la maturité sociale vient bien après la maturité biologique, un autre fait historique troublant. C’est donc dire que le corps a la capacité de se reproduire bien avant qu’un individu ait une idée claire du fonctionnement de sa société. L’idée de jeunesse se prolonge donc jusque dans la vingtaine, puis la trentaine et la lutte contre la vieillesse devient une autre obsession. On est typiquement plus loin des grands-parents et les aînés sont cachés, marginalisés et mis à l’écart de la société. La socialisation est donc longue et semble parfois sans fin. L’ensemble de choix, de loisirs et le confort rendent les décisions encore plus difficiles. Les parents ne peuvent que transmettre l’idée de « faire de son mieux » aux enfants et « bien s’entendre avec les autres ». Mais faire de son mieux par rapport à quoi, à quelle échelle et à qui? On se compare donc à la moyenne du groupe, à ses pairs et on tente de faire de notre mieux. L’enfant est témoin des tensions émotives avec ses parents et apprend la manipulation dès le plus jeune âge. Il est mis en contact avec l’opinion de ses pairs et une certaine pression venant de l’extérieur du foyer (parfois transmise par les médias). Le levier psychologique de cet individu est l’angoisse diffuse. Il éprouve typiquement un mal-être sans être capable d’identifier clairement sa source. Très concentré sur les relations, on l’invite à tout dire, nommer toutes ses émotions et ne rien garder dans lui. « Tu peux tout dire à tes parents » qui deviennent des amis, des accompagnants, des coachs et parfois même des anxieux que l’on doit rassurer sur leur compétence. Voulant valoriser tous les enfants et tous les types d’enfants, on mélange généralement tous les petits que l’on désigne comme « des amis ». La solitude et le besoin de s’isoler deviennent des comportements suspects. Ne sachant que trop faire de la compétition, cette société distribue typiquement des médailles de participation[2] pour limiter la hiérarchisation venant de l’extérieur. La réussite sociale vient donc plus de ce que l’on pense de nous plutôt que de nos productions. Sur le rapport au corps Paradoxalement, cette société tend à produire des individus qui sont parfois dissociés de leur corps. Le corps devient quelque chose que l’on produit, que l’on consomme (tout comme celui des autres) et qu’on habite de temps à autre. C’est l’apparition ici des « sports-spactacles » comme la lutte, comme le hockey ou le football américain qui sont ponctués de pauses publicitaires. Les pratiques sont souvent des loisirs ou des manières pour se différencier ou tenter d’appartenir au groupe. L’important est d’afficher les signes de cette appartenance. L’industrie de la mode et de la beauté proposent donc des modèles qui servent prioritairement à faire vendre des produits. La tendance est ici à stigmatiser les rondeurs. Comme le succès et le statut dépendent de ce que l’on pense de nous, on a généralement une aversion pour la prise personnelle de risque. Pire, plusieurs décideurs sont récompensés pour faire prendre des risques démesurés au groupe tout en étant complètement tenu à l’abri des conséquences. Un extro-déterminé, quand vient le temps de consommer, s’inquiète des autres expériences qu’il manque au moment de la consommation. Il y a donc une fascinante inversion dans laquelle la société traditionnelle (qui incorpore l’activité physique, la prise de risque) qui valorise souvent les rondeurs tandis que la société extro-déterminée juge négativement les rondeurs (alors qu’elle écarte l’aspect physique de la vie quotidienne, la prise de risque et propose de la surconsommation). NOTES [1] Cet article est très contesté. Je l'utilise parce qu'il témoigne de l'esprit de ce genre d'individu. Il est improbable que Shackleton soit l'auteur de ce message. Voir ici: SCHULTZ, Colin , "Shackleton probably never took out an ad seeking men for a hazardous journey", Smithsonian.com, En ligne : https://www.smithsonianmag.com/smart-news/shackleton-probably-never-took-out-an-ad-seeking-men-for-a-hazardous-journey-5552379/, page consultée le 15 décembre 2018. [2] J'ai écrit sur les médailles de participation ici: medailles.html
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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