Il y a quelques années, dans un cours, j’ai manifesté à voix haute mon insatisfaction face à l’ennui général que suscitent la plupart des manuels scolaires. Pour moi c’est un péché majeur que d’ennuyer quand vient le temps d’enseigner.
Un étudiant s’est exclamé sur un ton bienveillant : « Si tu n’es pas content, tu as juste à l’écrire ton manuel ». En excluant l’audace des propos, c’est un des commentaires qui me lança dans l’écriture d’un manuel pour ma discipline. C’est un exercice qui me sort du rôle de « gérant d’estrade » pour plonger directement dans l’arène et risquer ma peau. Il est essentiel pour un vivant qui veut évoluer de prendre des risques. Une de mes dernières lectures porte justement sur ce thème. Skin in the game traduit par Jouer sa peau est le dernier livre de Nassim Nicholas Taleb. « Trop nombreux sont ceux qui dirigent le monde sans mettre leur peau en jeu ». Un seigneur (au sens noble), est seigneur parce qu’il protège les autres. Il échange une prise de risque personnelle contre un statut qui lui est conféré par les gens sous sa protection. Je n’adhère vraiment pas à tout ce que cet auteur peut écrire, mais je dois admettre que le lire force la réflexion et bouscule. Dans Skin in the game, Taleb affirme qu’on ne devrait jamais obtenir une récompense ou un bénéfice, alors que quelqu’un d’autre assume des risques pour nous. Autrement dit : on devrait toujours prendre des risques en proportion avec le gain que l’on vise. Nous vivons à une époque trouble dans laquelle les dirigeants (et les systèmes) excellents dans le transfert des risques vers la population. L’image de la compagnie d’assurance peut rapidement venir en tête. Le cas le plus aberrant est celui des banques lors des crises financières. C’est également la situation avec les gouvernements du Québec, celle de l’introduction des nouvelles technologies, de l’administration Trump, des entreprises qui transfèrent les risques vers l’environnement et de plusieurs docteurs (qui transfèrent les risques directement sur le patient ou dans le futur). Pour Taleb, nul ne devrait avoir une opinion sans risquer sa peau. Évidemment, il ne vise pas ici les petites entreprises, les chauffeurs de taxi ou même un beau-frère dans un souper de famille. Si le principe du transfert de risque n’est pas clair pour vous, je peux vous assurer que tout le deviendra le jour de la négociation d’une hypothèque pour l’achat d’une maison. Un exemple spectaculaire dans les dernières années est l'explosion du train à Lac-Mégantic : tous les risques pour une population vulnérable et des décideurs protégés qui récoltent des bénéfices. C'est un problème majeur de notre époque. L’auteur s’en prend plus explicitement aux bureaucrates, aux journalistes, aux analystes de toutes sortes, aux dirigeants, aux intellectuels et spécialement aux « interventionistas » (les interventionnistes). Il cite des cas récents comme les conflits armés causés par des interventions occidentales qui provoquent ensuite des vagues de migrations, des perturbations économiques, une montée du racisme et des crises humanitaires. L’impact des crises est global alors que les premiers responsables de la débâcle occupent toujours des postes d’influence. La situation devient absurde lorsque l’on mise sur les responsables de l’émergence d’une crise pour nous sortir de cette dernière. Pour le dire autrement : Taleb chasse ceux qui se mettent à l’abri des risques et qui font porter toutes les conséquences de leurs actions sur le reste de la société. Un des signes pour reconnaître facilement les gens qui n’ont pas leur peau en jeu est qu’ils sont incapables de reconnaître une solution simple. Plusieurs professionnels, dans tous les domaines (et spécialement en éducation), gagnent leur vie en complexifiant inutilement le travail des autres. C’est souvent le cas des experts, des consultants et d’une large proportion des conseillers. Pour savoir ce que vaut un expert : il faut regarder ses actions et ses accomplissements. Un conseiller financier? Il faut regarder les investissements, les dettes et les avoirs du conseiller. Un expert sur le bonheur ? Est-il heureux dans sa vie personnelle? Un entraîneur ? Son physique et des succès passés (avec des athlètes) sont de bons indicateurs. Simple et efficace. Je vais revenir sur Taleb sous peu, un libertarien qui me fascine dans son retour vers des simplicités désarmantes et essentielles. En attendant, je vais poursuivre mes corrections de fin de session et mon fameux livre de sociologie question de mettre ma peau en jeu. Pour voir l'auteur lui-même présenter son livre: www.youtube.com/watch?v=pzBdTV8Qwo8 Taleb, Nassim Nicholas, Skin in the game, Hidden asymetries in daily life, 2017, Random House, 279 pages.
0 Commentaires
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser un réponse. |
AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Juin 2024
|