SOLJÉNITSYNE, Alexandre, L’archipel du goulag, Version abrégée inédite, Fayard, [1973], [2010 pour la version abrégée], 2014 en français, 900 p. Au-delà de la résilience, je poursuis mon exploration de l’antifragilité sous toutes ses formes[1]. Après la lecture de l’ouvrage Des hommes ordinaires de Browning, il était nécessaire pour moi de plonger encore dans les paradoxes des horreurs de l’humanité[2]. J’ai la conviction qu’il faut explorer l’humanité des bourreaux et des victimes pour comprendre la noirceur en soi avant de juger celle des autres. Les récits de guerre et de prison sont donc précieux à ce titre. J’avais L’archipel du goulag dans ma liste de lecture. Je recommande immédiatement la lecture de ce chef-d’œuvre d’humanité. On peut lire cet ouvrage de plusieurs manières. Je me suis concentré sur l’élévation de l’âme humaine à travers les écrits et non les caractéristiques du régime et de l’ambiance autoritaires. Pour les lecteurs intéressés, voici quelques passages marquants et quelques-unes de mes remarques. Un goulag est un camp de travail forcé en Union soviétique. Sous la dictature de Staline, les camps étaient utilisés pour enfermés et faire travailler jusqu’à la mort des prisonniers, des criminels, des dissidents politiques, des opposants au régime, des suspects, des proches des suspects, des gens qui faisaient le mauvais commentaire au mauvais moment, les critiques du régime, des hommes, des femmes et des enfants. Il arrivait même qu’après un discours de Staline, les premières personnes qui arrêtaient d’applaudir soient sous arrêt, car on pouvait les accuser d’antipatriotisme ! Il arrivait donc que la foule prolonge les applaudissements jusqu’à ce que les douleurs aux mains provoquent des pleurs. Les aînés, à bout de souffle, perdaient parfois connaissance plutôt que de cesser d’applaudir. Le régime dictatorial a même fait enfermer des soldats de leur propre armée sous prétexte que le contact avec les ennemis les avait souillés. Des dénonciations et des procès ridicules qui se soldent par des 10, 15, 25 ans de peine en direction des camps de travail. Le nombre de prisonniers de ce régime est inconnu, mais on suspecte quelques 10 à 18 millions de prisonniers et une quantité impressionnante de morts. Les goulags existèrent environ de 1920 jusqu’à la fermeture du dernier en 1991 (les informations sont variables sur le sujet). Le régime soviétique garda beaucoup d’informations cachées et aucun grand procès comme ceux de Nuremberg après la Deuxième Guerre mondiale ne fit la lumière sur les massacres des camps. Je n’ai connaissance d’aucune punition réelle pour les responsables du régime. « Non, il n’en est pas ainsi! Pour faire le mal, l’homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, ou comme un acte reconnu logique et compris comme tel. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il lui faut chercher à justifier ses actes. »[3] ( p.128, l.5) Soljénitsyne explore ici l’âme des tortionnaires, comme il le fera souvent dans son ouvrage. La déshumanisation des prisonniers, leur réduction et le fait de reconnaître le mal en bien sont nécessaires pour que les tortionnaires puissent infliger des souffrances aux prisonniers. Ses réflexions sur l’âme humaine me hantent encore chaque jour. Comme ceci : « La scélératesse, semble-t-il, est elle aussi une grandeur à « seuil ». Oui, toute sa vie, l’homme hésite, se débat entre le bien et le mal, glisse, tombe, regrimpe, se repent, s’aveugle à nouveau, mais tant qu’il n’a pas franchi le seuil de la scélératesse, il a toujours la possibilité de revenir en arrière, il reste dans les limites de notre espoir. Mais quand il en franchit soudain le seuil, par la densité de ses mauvaises actions, leur degré, ou par le caractère absolu du pouvoir qu’il exerce, il s’exclut de l’humanité. Et peut-être sans retour ». (p.132,l.20) [4] La folie du régime fit en sorte qu’il était « moins dangereux […] de garder chez soi de la dynamite que d’héberger sous Staline l’orphelin d’un ennemi du peuple; pourtant, bien des enfants dans cette situation ont été recueillis et sauvés. » (p.106,l.13). L’ouvrage est donc une exploration de l’ombre et de la lumière qui se retrouve dans chaque personne. Le contexte stalinien fait ressortir les extrêmes de comportement. Pourquoi pleurer ? Parce que les écrits de Soljenitsyne nous font faire une profonde introspection. Je me suis questionné sur mon compas moral, ma capacité à faire le bien ou le mal et surtout le rôle joué par une personne comme sous pareille dictature. Suis-je un prisonnier ? Un mouchard ? Un tortionnaire ou un collaborateur ? Certains contextes peuvent nous laisser exprimer une nature profonde qui est très désagréable. En ce sens l’archipel du goulag propose une exploration de l’humain à travers les horreurs d’un régime autoritaire. La quatrième partie de l’ouvrage « L’âme et les barbelés » m’a littéralement tiré toutes les larmes de mon corps. J’ai rarement été aussi troublé par des écrits. Un chapitre s’intitule « Élévation… » et un autre « …ou bien dépravation ? ». À partir de ce point, tout ce qu’écrit Soljénitsyne est de l’or. Comme prisonnier de camp, il a fait une vaste méditation sur sa vie, une introspection profonde qu’il livre dans la quatrième partie. On découvre que les suicides sont une rareté dans les camps. « Mais calamité n’est pas ruine. Il faut la surmonter. » ( p.587,l.1) Il s’interroge, comme quelqu’un qui est allé à l’extrémité de la douleur humaine, sur l’impératif de survivre à tout prix. « Qui fait ce serment, qui ne cille pas aux flammes rouges sang, celui-là a placé son malheur au-dessus du bien commun, au-delà de l’univers entier. C’est la grande bifurcation de la vie au camp. De là partent deux routes, l’une à droite, l’autre à gauche. La première s’élève peu à peu, la seconde rampe et descend. À droite tu perds ta vie, à gauche ta conscience. » (p.585,l.1) Dans un pays sous le joug des tyrans, avec une population qui collabore à l’organisation des camps et qui est hostile aux prisonniers… L’auteur explique qu’ « on ne peut pas libérer celui qui n’a pas libéré son âme. »[5]. Dans sa vaste introspection, Soljénitsyne repasse sur l’entièreté de sa vie au crible, sur tous ses écarts et ses fautes pour trouver la rédemption. Il condamne ses excès de cruauté, de joie et perçoit avec clarté ses erreurs de jugement. Il se repentit devant sa conscience. « Ne te réjouis pas d’un gain, ne te désole pas d’une perte » (p.591,l.1) « Rien ne favorise autant l’éveil de l’esprit de compréhension que les réflexions lancinantes sur nos propres crimes, nos ratages et nos erreurs. » (p.595,l.25) La captivité peut donc transformer en bien : être moins catégorique, fonder son jugement sur la douceur et la compréhension. En mesurant sa propre faiblesse, on comprend celle d’autrui pour pardonner et ne pas déshumaniser. J’arrête sur cette phrase de l’ouvrage qui est une forme de souhait pour l’humanité : « Si on ne peut pas purger le mal du monde, on peut le réduire en chaque homme ». -Alexandre Soljénitsyne [1] Voir Nassim Taleb et mes considérations ici : respecterlesblessures.html [2] Voir mon texte sur « Des hommes ordinaires » ici : hommesordinaires.html [3] J’ai pris des notes à partir de l’édition suivante : SOLJÉNITSYNE, Alexandre, L’Archipel du goulag, Éditions du seuil, [1973], 1974, 446 pages. [4] Ibid. [5] Ibid.
1 Commentaire
3/1/2019 09:19:32 am
Je trouve ça rassurant de lire que je ne suis pas la seule à pleurer en lisant un livre. Et je trouve ça rassurant également de lire ça d'un homme. Merci! J'ajoute ce livre à mes lectures et, hopefully, je serais capable de le terminer.
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
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