Deuxième partie : Kim Kardashian et les experts du 12 septembre 2001 L’erreur de la narration ( sur les experts du 12 septembre 2001) L'être humain comprend beaucoup mieux les informations dans un contexte plutôt que de manière abstraite (il est plus facile de comprendre une histoire et de s’en raconter une que de comprendre des informations abstraites pour les organiser soi-même). Si on sonde la population, plus de gens sont prêts à payer pour une assurance qui couvre les attentats terroristes que pour une assurance tous risques (qui inclus les attentats terroristes). Cette erreur est ce que l’on surnomme une erreur de narration. Si on demande à un groupe d’estimer le nombre de cancers des poumons au Canada, le groupe va fournir un nombre moins élevé que si on lui demande d’estimer le nombre de cancers des poumons au Canada causés par le tabagisme. Pourquoi ? À cause de la narration qui est « l’histoire que l’on se raconte en fournissant une explication ». C’est une forme d’exagération provoquée par l’histoire que l’on croit vraie. Les médias sont spécialement coupables de fournir des fausses causalités entre les événements de l’actualité. La peur de prendre l’avion aux États-Unis suite aux attentats du 11 septembre poussa plus de gens à prendre leur voiture. Comme on le sait, les routes sont pourtant beaucoup plus meurtrières que les airs. Résultats de la narration collective? 1000 morts de plus sur les routes dans les 3 derniers mois de l’année. Au final, bien qu’il soit très vexant de mourir aux mains d’un terroriste, il n’est pas tellement préférable de mourir à cause d’un chauffard qui n’utilise pas ses clignotants. Je postule que la peur de mourir d’un attentat terroriste est liée à la colère que l’on ressent à cause de la narration qui vient avec l’idée d’une pareille mort. Il est d’ailleurs difficile de rencontrer une personne qui porte à la fois l’inquiétude des attentats terroristes et un détachement stoïque. Le contraire est également vrai à propos des dangers sur la route. C'est lorsque le danger est le plus commun et probable que l'on affiche le détachement tandis que notre temps est perdu en conjectures au sujet des événements improbables. C'est toute la force de la narration. Ce qui est choquant ici est de constater à quel point Taleb a raison de critiquer ce type de narration. Le 12 septembre 2001, les médias foisonnaient « d’experts » qui affirmaient que les attentats du 11 septembre étaient prévisibles. Question : où étaient ces personnes le 10 septembre et pourquoi ne rien faire alors? Plusieurs crétins trouvent même une prévision des attentats terroristes dans les écrits de Nostradamus! Comme j’explique souvent en classe : le 12 septembre 2001, tout le monde est expert du 11 septembre 2001. Un peu comme les économistes qui présentent des prévisions en fin d’année. On peut tenter de fournir une hypothèse après les faits, mais affirmer sérieusement que l’événement surprenant était prévisible relève de la supercherie. Qui écrit l’histoire? On dit souvent qu’il s’agit du gagnant dans l’immédiat, mais la réponse la plus exacte est qu’il s’agit du survivant, de celui qui reste pour écrire. Il va sans dire que le gagnant d’un conflit sanglant est également celui qui reste pour expliquer les événements. Le survivant va fournir des « explications » à son état qui deviendront des « causes » dans une narration collective souvent erronée. L’étude des « causes probables » est intéressante, mais il faut admettre et reconnaître une part de chaos. L’esprit humain rationalise à outrance et les acteurs en scène préfèrent croire dans leurs qualités personnelles plutôt que dans une dose de chance. L’étude d’un millionnaire et l’émulation de son éducation, de ses habitudes et de son mode de vie sont loin d’être la garantie d’un succès. Pourquoi ? Parce qu’on tient compte uniquement du résultat final, d’une personne ou d’une variable sans considérer la masse de personnes qui perdent tout dans un conflit ou bien sur la route pour devenir un millionnaire. Quand on regarde un gagnant du loto 6/49, on ne voit que le gagnant et pas les milliers ou les millions de perdants. Il faut réaliser que le fait qu’il existe un seul gagnant est davantage un témoignage de la malchance de millions de personnes, semaine après semaine, que la preuve incontestable des mérites de la personne gagnante. Il me semble beaucoup plus dangereux que les terroristes de combiner les ingrédients suivants :
La société la plus sécuritaire On peut souvent lire dans les médias et entendre dans « l’analyse » des personnalités politiques que nous vivons présentement dans la société la plus sécuritaire de l’histoire. Cette affirmation se base sur une compréhension micro des statistiques locales et une incompréhension profonde des risques de manière globale… Le dernier siècle n’est pas le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Il comprend cependant une possibilité nouvelle : la faible chance qu’un conflit entraîne la décimation de la totalité de la race humaine. Nassim Taleb écrit donc que les crises entre les nations seront plus rares, mais plus graves. Il n’y a pas si longtemps, deux chefs d’État se menaçaient ouvertement d’une attaque nucléaire. La simple possibilité de l’usage d’une arme de destruction massive par une nation et d’une éventuelle réplique devrait convaincre que nous visons dans un monde beaucoup plus dangereux qu’avant. La grande différence est que le risque immédiat est rare, presque invisible, tandis que le Cygne Noir que représente les nouvelles armes est une éventualité comme la veille de Noël pour la dinde. Il faut comprendre les risques ou les dangers de manière globale (surtout pour l’environnement, les conflits, les réalités économiques, les vagues de migration, etc.) Un peu comme la photo ici, que j’ai fait l’erreur de partager dans ma naïveté (et mon incompréhension du danger comme réalité global). L’image peut faire rire, mais elle témoigne de notre incapacité à comprendre un risque global. L’importance de la dignité Je n’ai pas le temps d’écrire en longueur sur les solutions que propose Taleb devant le chaos de la vie. L’éducation ne permet pas de faire face et d’absorber les Cygnes Noirs, mais elle cultive, rend agréable de conversation et contribue au maintien de sa dignité. Taleb écrit avec sagesse et humour que « rater le train est pénible que lorsque l’on court après lui ». Garder sa dignité et la tête haute devant son sort est donc la première des avenues proposées. En termes évolutifs, chaque individu dans sa forme actuelle est un produit d’une forme de chaos, un Cygne Noir, un imprévu fortuit et non quantifiable. Il faut apprécier sa chance et la contribution non négligeable du chaos à nos vies. La solution la plus complexe (que Taleb explore de plus en plus dans son œuvre) est l’asymétrie. Il s’agit de se garder dans une situation qui comporte beaucoup plus de conséquences favorables que de conséquences défavorables. L’arrivée d’un Cygne Noir est alors un bénéfice pour la personne en situation d’asymétrie et une catastrophe pour la majorité. Nul besoin de mesurer toutes les probabilités. La morale de cette histoire est donc la suivante : il faut se cultiver, faire la paix avec le fait que nous comprenons peu et sommes pratiquement incapable de prédire et rester digne en toute chose. Ne jamais courir derrière un train et surtout ne pas finir comme une dinde. SOURCE (à lire et relire) TALEB, Nassim Nicholas, Les belles lettres, 2008, 496 p.
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Juin 2024
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