« J’espère une île de chansons par-delà cette houleuse mer de cris » -Rabindranath Tagore Depuis quelques semaines me voilà incapable d’écrire. Il y aura bientôt 40 ans que je suis au monde et je réalise que je mène toujours un combat impossible contre le même adversaire. J’enseigne depuis des années pendant lesquelles je donne un seul cours, je fais un seul discours et j’ai une seule obsession que je répète pendant des semaines sous différentes formes. La sociologie, le contenu du cours, toutes mes lectures et mes connaissances ne sont qu’un prétexte. Cette obsession est la suivante : Que chaque étudiant et étudiante exprime consciemment son plein potentiel dans la société. Ce que je déteste? Les barrières dans le chemin de cette expression. Les barrières sont les handicaps, les limites imposées par les parents, les inégalités sociales, les dépendances, l’inconscience collective, et les limites imposées à soi-même (comme le sabotage). J’ai 15 semaines pour me rendre aux étudiants, traverser les barrières, semer l’idée de l’expression du potentiel et ensuite partir en silence. Il m’importe peu d’être aimé ou détesté, tant que les élèves s’expriment dans un sens ou dans l’autre. La plus grande barrière est souvent la souffrance inutile qui tombe sur les étudiants et les étudiantes. La haine de soi, de son esprit, de ses origines, de son corps, de l’école ou du monde. Parfois c’est la maladie. Je suis en colère. En colère parce que j’accepte l’idée de la mort, surtout de la mienne, mais je veux limiter les souffrances inutiles chez les autres. Mon adversaire depuis mon plus jeune âge est la souffrance inutile et ma place de professeur me donne une place privilégiée pour lutter silencieusement contre cet ennemi. J’ai vu plusieurs personnes mourir du cancer, en premier mon père. Mon père était grand, fort et l’image d’une virilité sauvage sans compromis. Quelques jours avant sa mort, il était incapable de se regarder dans le miroir. Les joues creuses, sa peau cireuse jaunie, ses odeurs corporelles et le regard de quelqu’un qui a un pied dans l’autre monde. Dans un sens je suis privilégié, mais on a beau me raconter que c’est beau j’ai envie de tout simplement répondre ceci : Fuck you. Pis fuck le cancer. Je sais que la mort est obligatoire, mais pourrir et souffrir? Le corps brisé de mon père était entre mes bras quand le sang sortait de ses plaies, qu’il délirait et qu’une puanteur indescriptible de mort s’élevait de son corps. Mon seul privilège est alors de partager un moment crucial de sa vie. Avec le temps j’assume l’horreur et j’espère mieux apprécier la lumière. J’ai même d’excellents souvenirs qui côtoient ceux de sa fin tragique. Il était dans l'ordre des choses que mon père meurt avant moi. Mon erreur la plus récente est la suivante : j’ai entretenu l’illusion que les étudiants et les étudiantes autour de moi étaient protégés. Qu’il était impossible que mes étudiants soient gravement malades tout simplement parce que je partage un petit bout de leur vie. Je paie maintenant le prix de cette arrogance. C’est l’explication de mon silence depuis quelques semaines. Aujourd’hui, le cancer frappe certains de mes étudiants et un de mes proches. Je dois cheminer vers l’acceptation de l’état des gens de mon entourage. C’est ce que je fais en silence depuis quelques semaines. Je sais que de nos jours il est possible de vivre avec cette maladie et que les possibilités d’une rémission sont meilleures. J’espère sincèrement ce qu’il y a de mieux pour les malades, beaucoup de jours heureux et encore des contributions. Ceci n’empêche pas que de voir une jeune personne pleine de promesses et de rêves marcher sur cette route est vraiment pénible. Le corps devient un champ de bataille et chaque défaite implique la possibilité de perdre quelque chose pour toujours. J’aimerais prendre une partie de cette souffrance sur moi et être capable de libérer mes proches de ce fardeau. Qu’est-ce que je peux faire? Je tente de tirer le meilleur de la situation : - Prendre pleine conscience du fait que mes problèmes sont petits en comparaison avec des gens malades. - Demeurer solide pour les miens malgré le contexte. - Continuer de traiter les personnes malades comme des personnes entières : elles aiment encore rire, raconter des histoires, ont des passions, des opinions et ne veulent généralement pas de pitié. - Me sentir privilégié de tout ce que j’ai, incluant la douleur des épreuves. Mourir, c’est tout perdre : le bon comme le mauvais. Je crois qu’une journée est la pire de ma vie? Je sais que plusieurs personnes malades échangeraient instantanément de place avec moi. Mieux vaut perdre quelque chose en gardant la chance de se refaire que de tout perdre. La rentrée scolaire approche et je vais avoir le privilège de côtoyer de nouvelles personnes. Il faut juste faire la paix avec le fait que les jeunes étudiantes et étudiants sont aussi vulnérables que les autres. Je vais continuer de mener ma lutte contre les souffrances inutiles et d’apporter un peu de lumière en silence. « La mort, comme la naissance, fait partie de la vie. Marcher, c’est soulever le pied tout autant que le déposer » -Rabindranath Tagore TAGORE, Rabindranath, Les oiseaux de passage, Éditions du Noroît, 2008, 114 pages
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AuteurJ'essaie d'inspirer chaque personne que je rencontre. À défaut, je la faire rire ou je l'ignore. Je suis professeur de sociologie au Cégep de Granby depuis quelques années. J'habite également mon corps et ne vois aucune contradiction à combiner la force de l'esprit et celle du corps. Dans le passé, j'ai occupé la fonction de représentant des organismes communautaires de l'Estrie. Mon objectif est de favoriser une prise de conscience par l'entremise de ma discipline et de mes expériences. Archives
Octobre 2024
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